Fondu au noir, et un "ré" sonore déchire le silence, ouvrant sur une rue enneigée la nuit, manifestement au carrefour des XVIIIème et XIXème siècles... Telle est l'introduction de ce film et certains ont déjà compris... Car ce "ré" terrible, de cordes, de cuivres et de timbales, il n'en existe qu'un seul au monde: c'est le première note de Don Giovanni, qui orchestre aussi l'arrivée du Commandeur dans la dernière scène de ce que les musicologues ont toujours qualifié de "plus grand opéra de tous les temps"... Un spectre hante manifestement Antonio Salieri, ancien rival de Wolfgang Amadeus Mozart: ce spectre sera révélé progressivement alors que le film avance via la confession de Salieri...
En 1781, un jeune compositeur est arrivé à Vienne, précédé d'une réputation extraordinaire. Salieri, compositeur de la cour, voit avec effarement un petit homme puéril composer la plus belle musique qu'il ait jamais entendu... Se sentant trahi par Dieu, il va mener contre ce grand enfant (au rire désormais légendaire...) un combat sans merci. Le génie de Mozart, vulnérable, se heurtera à la médiocrité intrigante de son rival. Le résultat est couru d'avance: même si le génial compositeur va remporter des victoires éclatantes, il se heurtera à ses démons et aux intrigues des jaloux...et il y laissera sa vie (là est d'ailleurs le vrai message du film: certainement pas le poncif X fois ressassé que "le génie est immérité": ça tout le monde le sait et la tragédie du personnage de Mozart est précisément que son génie nourrit une innocente insolence qui excite des guerres sourdes dont il n'a pas _ ou très peu _ conscience).
Ce film a été critiqué sévèrement par les "mozartiens" qui l'ont jugé inexact historiquement parlant, trop humoristique sur le personnage de Mozart...en fait ils n'ont jamais encaissé que Milos Forman ait pu, par un coup de génie à la mise en scène sublime (à Prague, dans des décors souvent naturels), aux costumes magnifiques, à la dramaturgie inégalable, servi par des acteurs absolument sensationnels (F. Murray-Abraham et Tom Hulce) populariser la musique de Mozart: l'étroitesse d'esprit de ces gens montre bien la différence entre érudition et intelligence... Car c'est un chef d'oeuvre absolu que Forman nous présente ici, et un cours de musicologie extraordinaire: les explications de la Sérénade en ré et du Requiem (en particulier) sont tout simplement un sans faute, et parfaitement accessibles qui plus est!.. Mon seul regret a été de voir La Flûte Enchantée chantée pour partie en anglais: c'est la seule vraie faute du film à mon sens (car l'allemand a été employé et est même l'objet d'une conversation entre les personnages)...
Les musiques et la dramaturgie, parlons-en! La perfection de ce film est là, car rien n'est fait au hasard: après un début glauque, le récit de Salieri commence par évoquer un Mozart léger, heureux: cela se traduit par nombre de musiques en majeur comme la Sérénade en ré, le Concerto pour piano n°24, ainsi qu'une marche légère qu'on retrouve dans plusieurs de ses oeuvres. Les points d'orgue sont les deux opéras en majeur dont les répétitions et représentations rythment le film: L'Enlèvement au Sérail et Le Mariage de Figaro... L'ombre du père de Mozart revient néanmoins, ainsi que quelques autres détails, rappeler aux spectateurs que la chute se rapproche pour le génial compositeur...
La partie centrale est assez courte: l'échec du Mariage de Figaro précède de peu l'annonce à Mozart de la mort de son père, et immédiatement Don Giovanni retentit, laissant sa dernière scène nous emporter par sa terrible splendeur. Les rues de Vienne désertes et la neige, d'inquiétants masques, et le Concerto pour piano n°20 (en mineur) annonce le terrible plan de Salieri: Mozart croit que son père vient le damner et les premières notes de Requiem retentissent: tout est joué et chacun le sait: je défie quiconque de n'avoir pas à ce moment frissonné...
La dernière partie est terrible et grandiose au-delà de l'imaginable: Mozart, qui se détruit lentement, fuit dans la troupe populaire de Shickanneder mais il est trop tard... Quelle splendeur et quel déchirement que d'entendre en parallèle raisonner La Flûte Enchantée (qui symbolise la vie que Mozart dévore au lieu de la savourer) et le Requiem aux accents de mort, cette mort qui se rapproche du compositeur que Salieri finit par tuer au travail dans uns scène mondialement célèbre... La mort et l'enterrement de Mozart sont orchestrés par le Lacrimosa du Requiem: soit le dernier mouvement que Mozart ait réellement composé...
Film dantesque, génial, sublimissime, Amadeus fait partie des cultes absolus du cinéma: je devrais ici parler tout autant des décors et des costumes ou du jeu des acteurs, car ils sont tout aussi remarquables; mais j'espère que ce film aura encore de belles années devant lui, car plus que tout, il est digne du personnage duquel il parle: et c'est pour moi le plus beau des compliments que je puisse lui faire...