« Ma chère petite, je ne sais pas à quoi tu ressembles maintenant. Tu dois être grande, et Michel mort sans doute. Là, tu es petite, je ne t’ai vue qu’une fois. On ne me laisse pas te voir, parce que je vais mourir. J’ai quelque chose d’important à te dire. Michel n’est pas ton père. Peu importe qui l’est. Une connerie, un instant d’étourdissement. »
Cette lettre trouble profondément Anka et Michel : derrière leur apparente complicité, ils s’aiment et se désirent. Cette relation jusque-là interdite devient soudainement possible. Oseront-ils céder à la tentation ? L’absence de lien de sang peut-elle se substituer aux rôles qu’ils ont joués jusque-là ?
Dekalog 4 est sans doute le plus bergmanien des Kieślowski. À la façon de Scènes de la vie conjugale, le film tourne majoritairement autour du dialogue introspectif et rétrospectif de ce duo torturé qui s’abîme au fil des mots. On retrouve également le personnage typique de la femme-enfant, dont la fille au complexe d'Œdipe tardif est sans doute l’une des ultimes représentations, et qui offre un magnifique presque regard-caméra empli de tristesse rappelant le célèbre plan de Monika. Kieślowski puise dans cet héritage pour en tirer toute sa force, offrant une psychologie fouillée à ses personnages et des dialogues précis laissant toujours une belle part au non-dit.
« [J’avais] l’impression de tromper quelqu’un. Dès la première fois… Je ne comprenais pas. C’était toi. Je cherche toujours quelqu’un. Quelqu’un d’autre. Mais quand on me touche, je pense à tes mains. Au lit, je ne suis pas avec le gars, mais avec… »
À la fois terrassée par la nouvelle et défiante, Anka provoque un Michel silencieux, allant jusqu’à se mettre torse nu face à lui tout en cachant sa poitrine pour mieux susciter son désir. Le dilemme est donc du côté du père, dont le regard fuyant exprime toute la détresse. La mise en scène appuie cette dichotomie père / amant avec une grande pureté, filmant le visage de Michel à travers des barreaux et des bougies symbolisant l’interdit et le désir, ou plongeant la moitié de son visage dans la pénombre tandis que l’autre est en pleine lumière.
Indéniablement, le film dérange : le tabou de l’inceste y est abordé frontalement, et voir une jeune femme raconter les frissonnements que son père lui provoquait lorsqu’il la caressait a de quoi mettre mal à l’aise. Pourtant, Kieślowski n’exploite jamais le côté tendancieux de son histoire : en bon observateur de l’âme humaine, il souffre avec ses personnages, ne pose aucun jugement sur eux et se soucie de leur dignité. Le tabou n’est finalement pas commis, et le conflit prend fin lorsque Michel repousse définitivement Anka, jugeant leur relation impossible. Cette approche délicate dédouane le réalisateur de tout cynisme, là où le thème sulfureux de l’inceste est souvent traité avec une certaine complaisance.
Finalement, Anka avoue à Michel avoir inventé le contenu de la lettre, qu’elle n’a jamais lue. Les deux personnages décident alors de brûler l’enveloppe encore fermée, laissant subsister à jamais le doute sur leur lien de parenté. Ainsi, Kieślowski montre à quel point le désir peut nous consumer au point de risquer nos relations avec nos proches, mais que celles-ci peuvent survivre aux tourments les plus profonds : cette révélation accentue certes la détresse d’Anka, mais laisse place à un espoir bienvenu faisant de Dekalog 4 l’un des plus beaux films de son auteur.
Site d'origine : Ciné-vrai