Les gamers le savent, un serveur peut fermer à tout instant et les joueurs se déconnecter à jamais du jour au lendemain. Les civilisations laissent des traces, les familles abandonnent des photos. À l’inverse, il peut ne rien rester de ces milliers d’heures de jeu, si ce n’est des souvenirs flous. Knit’s Island immortalise une heure et demie de la vie de ces joueurs du quotidien, qui ne sont ni vidéastes ni streamers.
Les cinéastes arpentent le jeu comme des journalistes en zone de guerre : ils vont à la rencontre des gens, chacun a un rôle, ils respectent les règles. On se surprend à ressentir un véritable danger lorsqu’ils vont interviewer une cheffe de clan entourée de joueurs armés : l'idée que la situation puisse dégénérer à tout instant ne quitte pas le spectateur. Lorsque l'un d’eux est froidement exécuté après avoir perdu la trace de ses amis, sa mort nous impacte. À l’inverse, on est happé par la beauté de certains portraits, en témoigne cette scène dans laquelle le Révérend Stone entre dans une église abandonnée. La caméra balaye les peintures et montre une représentation de Jésus. Le Révérend dit alors qu’il ignore qui sont les personnes sur ces murs, « sans doute des grandes figures de la religion », comme si le temps avait effacé les croyances.
Le film interroge notre faculté à donner de la valeur à des choses que nous savons fausses. Il y a quelque chose d'hypnotisant à traverser ce monde calme, à la fois réaliste et bancal, où les textures baveuses sont mises en valeur par la haute définition. Les joueurs créent des clans, des croyances, et développent des amitiés sincères. Qu’est-ce qui est vrai dans tout ça ? Ces rencontres à travers un jeu de rôle ne sont-elles pas des rencontres humaines comme les autres ?
Plusieurs personnages admettent qu’ils jouent pour s’évader de leur quotidien. Le serveur devient une seconde réalité à part entière avec une vie sociale organisée. Les scènes dans lesquelles les avatars exploitent des bugs sont assez révélatrices : ils s'évadent du jeu en contournant les contraintes auxquelles ils ont eux-mêmes consenties. Malgré tout, les cinéastes gardent une bienveillance à toute épreuve envers ce microcosme, en témoigne ce magnifique montage qui mêle une mère canadienne, un finlandais en confinement et un insomniaque vivant en Afrique du Sud. Cette réalité n'est pas qu’aliénante ; elle est également une incroyable fenêtre sur le monde où les imaginaires des uns et des autres convergent.
Site d'origine : Ciné-vrai