Projet original qui entend exploiter le potentiel cinématographique d'une expérience vidéoludique particulière, Knit's Island s'inscrit dans la lignée de documentaires comme le court autrichien Operation Jane Walk (2018) dans lequel Robin Klengel et Leonhard Müllner utilisaient une carte de Manhattan incluse dans le jeu Tom Clancy's: The Division et détournaient l'environnement militaire pour en faire un moment de tourisme urbain totalement pacifique. Ekiem Barbier, Guilhem Causse et Quentin L'Helgouac'h se sont quant à eux embarqués dans un voyage au très long cours à l'intérieur du jeu DayZ, un simulateur de survie dans un monde qualifié de "post-apocalyptique-zombie".


Les trois jeunes documentaristes-joueurs avaient déjà réalisé un court-métrage utilisant le cadre du jeu GTA comme contexte documentaire (Marlowe Drive), mais le concept est poussé très loin ici et finit par occasionner des brouillages de frontière entre réel et virtuel particulièrement troublants.


Il leur a déjà fallu comprendre comment fonctionnait le jeu, comment s'organisaient les communautés de joueurs à l'intérieur, des éléments beaucoup plus complexes que dans GTA. Au final ils auront passé plus de 40 jours (960 heures) de jeu répartis sur 4 années à arpenter la carte, assimiler les codes de survie, et approcher les personnes dissimulées derrières leurs avatars. Il existe deux vidéos qui détaillent amplement cela, https://www.youtube.com/watch?v=CRPhKqq145M et https://www.youtube.com/watch?v=gG-LpTKOb48, pour les plus intéressés par le contexte de production.


Tous ces aspects techniques mis de côté, on plonge dans le documentaire entièrement constitué de captations du jeu comme un stream Twitch monté en 1h40. Dans quel but ? Aller à la rencontre de personnes qui parcourent 250 km² avec des intentions très diverses, mais toutes contraintes par les mêmes règles du jeu survivaliste — à savoir trouver de quoi s'habiller, boire, manger, éviter de tomber malade et autres considérations très pragmatiques. Et c'est là où la mise en abîme peut devenir passionnante (personnellement ce film m'a hypnotisé), puisque les trois réalisateurs doivent constamment gérer la configuration des interviews de joueurs à l'intérieur du jeu comme ils devraient le faire en réalité, c'est-à-dire parcourir les longues distances qui les séparent des personnes à interroger, gérer les conditions d'éclairage et de prise de son, s'assurer que personne de manque d'eau ou de nourriture (au risque de mourir)... Ils se présentent aux joueurs en toute transparence comme des documentaristes, vêtus d'habits sur lesquels sont inscrits le mot "PRESS", et sans arme — la quasi intégralité des joueurs sont armés et peuvent mourir à tout moment.


Le tournage s'est étalé sur plusieurs années, marqué par l'épisode des confinements de 2020-2021, et a permis de rencontrer des individualités et des communautés extrêmement diverses. La frontière entre le jeu et la réalité s'effacera très souvent, de manière assez stupéfiante, dès lors qu'un véritable échange s'installe et laisse se développer des témoignages étonnants. Un groupe structuré autour d'une cheffe charismatique et violente, principalement occupé à tuer d'autres joueurs, très immature dans son comportement et simplement heureux de "pouvoir faire ce qu'il veut" dans cet univers. Des personnes plus isolées qui évoquent leur angoisses profondes, l'impact de la pandémie sur leur activité professionnelle. Une échappatoire à un quotidien usant, un domaine virtuel dans lequel des jeunes ou des parents se jettent dès qu'ils sortent du boulot. Des communautés qui semblent se préparer de manière extrêmement sérieuse au futur apocalyptique d'une fin de monde où la survie deviendra l'activité principale — autant de passages incroyablement troublants au cours desquels on ne sait vraiment plus dans quel niveau de réalité on se situe.


Plus le film avance et moins on est sûr de son objet, documentaire sur le jeu-vidéo survivaliste ou sur le survivalisme lui-même. L'immersion dans ces espaces numériques arbore des atmosphères tantôt angoissantes, tantôt poétiques, tantôt mélancoliques. On alterne entre des lieux reposants en compagnie de personnes agréables et amicales, et des zones menaçantes où une tension très étrange emplit l'espace. On n'a aucun mal à imaginer que les sentiments et les émotions sont intenses dans cet univers numérique (un autre documentaire ira encore plus loin dans cette direction-là : We Met in Virtual Reality) — on assiste à une cérémonie tout ce qu'il y a de plus sérieuse en l'honneur d'un chef de clan disparu, certains accordent autant d'importance aux êtres vivants du jeu que ceux dans la réalité, des retrouvailles après des mois d'absence se font émouvantes, une personne et son avatar tous deux endormis sont réveillés soudainement... Et régulièrement ce monde se montre perméable aux événements IRL, à travers les résidus sonores qui filtrent par la bouche des personnages, des bruits dans la rue, des conversations intimes, un chien qui aboie. De quoi entériner cette continuité déroutante entre les deux horizons.


https://www.je-mattarde.com/index.php?post/Knit-s-Island-L-Ile-sans-fin-de-Ekiem-Barbier-Guilhem-Causse-et-Quentin-L-Helgouac-h-2024

Morrinson
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le 26 août 2024

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