Le Décaméron par Alligator
Critique de 2005 :
Premier film du triptyque sur la "Trilogie de la vie" (suivent Les contes de Canterbury puis Les Mille et une nuits). Adaptation des contes de Boccacio auteur du XIVe s'il m'en rappelle... particulièrement orienté vers un érotisme populaire et contemporain donc très lié à thanatos. Pas étonnant que Pasolini ait été interessé! Le film est contextuellement intéressant, très écrit et dénonce la société de consommation avec esprit et truculence. Il manque pourtant à Pasolini dans la maîtrise de l'art comique le sens du rythme. Il n'est pas aidé par son parti pris de travailler avec des comédiens souvent amateurs. Au-delà de cette forme, la joie y est célébrée de manière insidieusement désespérée, ce qui donne un caractère plus poétique que comique indéniablement. Les décors véritables de la campagne napolitaine sont magnifiques et respirent l'authenticité. Seule la piètre qualité de la mise en scène ou du jeu des comédiens m'a perturbé en somme et a altéré mon jugement. Mais d'importance!
Critique de 2010:
Cela faisait longtemps que je ne m'étais pas offert de promenade en Pasolinie. Ce décaméron (édité par Carlotta) est une oeuvre qui mériterait une restauration, tant la copie présentée montre moult ratures et faiblesses en tout genre. La dernière fois que je l'avais vue, il y a 4 ou 5 ans, elle ne m'avait pas fait une aussi grande impression que lorsque j'ai découvert "Accattone" ou "Des oiseaux, petits et gros". Cette revoyure ne suscite pas non plus un enthousiasme débordant.
Pourtant j'apprécie avec une certaine jubilation le style de Pasolini et le parti pris réaliste et poétique de figurer un Moyen-Age coloré, naturel, suintant, sentant, dégoulinant de vie et de mort. Le cinéaste parvient à créer un objet très étrange, à la fois plongé dans un quotidien où les personnages sont la preuve physique de la fidélité à une certaine réalité historique -les pauvres sont édentés, pouilleux, les nobles affichent de magnifiques habits et de belles dents, le Moyen-Age est une période à la variété sociale très chromatique- et dans le même temps il ancre volontiers ses personnages dans des décors réels, superbes et les encadre de façon picturale afin de relier son film à toute l'histoire de l'art (peinture, sculpture, architecture, littérature et musique). En somme, il fonde son hommage à l'art médiéval sur un canevas ultra-réaliste, ce qui donne un film étonnant, très intense, où sous des airs de gaîté et d'insouciance éclatent des bulles d'angoisse existentielle.
Du Décaméron de Boccace résident sans doute un dynamisme originel du récit ainsi que sa cruelle gaîté. L'aspect "scketch" du film n'est pas gênant, tant Pasolini réussit à donner une belle unité à l'ensemble. Eros et Thanatos sont ici sur le même bateau, à la proue, chantent de concert la même louange : les contes de la vie et de la mort.
Pour bien entrer dans cette histoire, il convient avant tout de ne pas être rétif à la mise en scène très particulière de Pasolini : sa direction d'acteurs est pour le moins originale et d'aucuns la qualifieraient aisément d'inexistante. C'est en effet l'impression qu'elle peut donner à voir. La post-synchronisation -technique habituelle dans le ciné italien- met l'accent sur ce décalage entre le fait et le dit. Les comédiens pour la plupart amateurs rendent leur mise en scène comme erratique. Mais à l'instar de nombreux autres cinéastes, je trouve à ce procédé artistique un charme certain. Sans doute faut-il y voir le fait souligné plus haut : que les acteurs représentent plutôt des figures peintes sur un tableau que des personnages libres de leurs actes et de leurs destinées. J'ai le sentiment que Pasolini en prenant appui sur le Décaméron interroge l'éternelle question du libre-arbitre, métaphysique qui semble habiter toute la filmographie du cinéaste italien.