[Mouchoir #71]


« Laurent Achard naît dans le département de l'Yonne et connaît une enfance difficile. C'est le cinéma qu'un enseignant lui fait découvrir au collège en lui prêtant un numéro des Cahiers du cinéma qui va le sauver. »

Il faut prendre au sérieux ces premières lignes de la bio Wikipédia de Laurent Achard. Elles suffisent à rentrer dans son cinéma, à savoir par quelle porte y pénétrer. Le cinéma ne l'a pas aidé, il l'a sauvé, parce qu'il a permis de remettre en jeu cette enfance difficile, de la rejouer, sans avoir vraiment pour projet d'en changer le dénouement.


« Qu'est-ce qu'au cinéma le point de vue d'un enfant ? L'enfant découvre le monde. Il est dans la position d'un explorateur qui essaie de comprendre, de décrypter des paysages inconnus avec pour seul repère le pays d'où il vient, c'est-à-dire sa famille. Il se construit donc une compréhension du monde qui n'appartient qu'à lui, avec une logique qui reste souvent opaque et mystérieuse pour les adultes.¹ »


Les films d'Achard-adulte ne sont pas de ceux qui cherchent à découvrir un territoire inconnu, ils sont à l'inverse en quête d'un sentiment bien connu d'Achard-enfant. On aurait tendance à dire la peur ou la terreur, mais ça serait réducteur. Faire revivre cette tétanie, en disposant maintenant des moyens de déplacements, de mouvements que la mise-en-scène permet. Et je ne parle pas ici de mettre à distance. Au contraire, Achard cherche à se rapprocher de ce sentiment indicible, quitte à y laisser des plumes.


La question, c'est peut-être de savoir comment on se débarrasse des cauchemars récurrents ? En les rejouant en plein jour. Encore faut-il les circonscrire. Parce qu'on a beau faire encore et toujours ce cauchemar, ce n'est jamais exactement le même. Les motifs se répètent, mais les cartes sont redistribuées. Les visages changent, les cris et les bêtes aussi. Dans le cauchemar achardien, il y a un animal de compagnie maltraité, accidentellement ou volontairement tué (une poule, une fouine, un chat, un chien, un poisson rouge), le train qui passe non loin, sifflant aussi fort qu'il le peut, la campagne aux couleurs chaudes sauf en sous bois, l'air penaud quand on sort mouillé de la baignade, les cris et le sang en hors champ, le regard pleins de remords de la mère qui conquiert le plan et lui impose sa durée beaucoup trop longue, un personnage arabe seul·e ami·e sincère au royaume des souvenirs, et un garçon muet de dix ans à la coupe générique mais toujours exactement la même à la mèche près quel que soit le film.


« Je n'aime pas quand l'enfant parle. Si l'enfant parle, il peut s'exprimer. S'il peut s'exprimer, il peut se défendre. Et souvent les enfants singent les adultes malgré eux. » Un enfant qui ne parle pas est un enfant dangereux, parce qu'on ne sait pas à quoi il pense — Michael Myers en devenir. Mais peut-être peut-il se défendre autrement qu'en singeant les adultes, pour briser le cercle de la violence.


Le cercle, Achard n'aura de cesse de le relancer. D'Une odeur de géranium au Dernier des fous, le plus effrayant, c'est de ne pas savoir. Ne pas savoir ce qu'il y a derrière la porte, ce qui a provoqué le désamour, les cris, la violence parentale, ce qu'il y a dans la tête de celui qui tue (l'absence de raison psychologique). Ne pas savoir ce qu'a vécu Achard et le degré d'euphémisme derrière « une enfance difficile » au point de vouloir la recréer à l'écran.


C'est sûrement pour ça qu'il n'y a que son film ouvertement d'horreur La Dernière séance qui ne soit pas véritablement un film d'horreur, qui n'inspire pas la terreur. L'explication est comprise dans le récit. On sait, parce qu'on voit dans le champ. On a conquit le hors champ carpenterien et la peur qui l'habitait. Heureusement, derrière ce sentiment de frustration, il y a cette fin où le tueur, agonisant, vient toucher l'écran de cinéma. Le cinéma l'a sauvé on vous a dit.


Parce qu'il a permis de regarder la peur en face, de recréer ce sentiment dans les yeux d'un enfant muet, de s'en rapprocher au plus près, autrement que dans un miroir. De rappeler que, si on a tendance à dire que l'enfance est derrière nous, elle est en réalité au fond de nous, tapie, prête à ressurgir. Alors autant provoquer la rencontre pour choisir le moment de l'affrontement. Et si au cinéma, le point de vue d'un enfant, c'est la découverte du monde. La fin du monde, la fin absolue de ce monde, c'est une météorite prête à terrasser l'enfance, une météorite incarnée par l'enfant a qui on a volé l'enfance.


Devant Le Dernier des fous, cela semble être la seule façon de ravaler son enfance, la terrer à nouveau en nous, en attendant le prochain surgissement. Un cinéma de rencontre avec la peur (Jacques Tourneur). Où il n'y qu'avec La Peur, petit chasseur qu'Achard n'a pas refermé à la fin la porte entrouverte de l'enfance, a laissé la blessure saigner. Il me faut toujours une éternité après que les lumières soient rallumées pour panser la plaie, calfeutrer l'entrée, repousser en moi l'enfant. Me voilà haut comme trois pommes tremblantes, terrorisé.


¹ Cette citation et les autres, entretien de Laurent Achard avec Hélène Frappat, Rien à voir, émission du 04/12/2006.

Créée

le 10 sept. 2024

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