Derrière le titre presque anecdotique du documentaire réalisé par le sino-canadien Lixin Fan se dissimule en réalité un moment-clé dans la vie de millions de travailleurs chinois exilés dans les centres urbains. Il y aurait en Chine 130 millions de travailleurs migrants, contraints de quitter leurs campagnes natales pour trouver un emploi dans les usines en ville, constituant à ce titre l'exode humain le plus important au monde au printemps : cette période baptisée Chunyun voit donc des mouvements de population massifs à l'occasion du Nouvel an chinois, seule période de l'année où les familles éclatées peuvent se réunir. En 2006, 2 milliards de voyageurs ont été recensés pendant la saison du Chunyun : les problématiques logistiques apparaissent assez naturellement, mais Fan creuse ici une autre dimension.
Le Dernier Train cherche l'humain derrière ces données démographiques anonymes et s'intéresse au sort d'une famille très modeste, les Zhang, sur plusieurs années. La grand-mère est restée avec les deux petits-enfants à la campagne dans le Sichuan, pour gérer la ferme et les rizières pendant qu'ils vont à l'école, tandis que les deux parents se sont exilés à Guangzhou pour travailler dans une usine textile et confectionner, entre autres, des jeans taille 50 "pour des Américains obèses". Le caractère contraint de cet exil est assez étouffant d'espoirs déçus, car peu à peu c'est la désagrégation de la cellule familiale qui file sous nos yeux.
Le voyage éponyme constitue en quelque sorte le point névralgique du drame familial. On voit des masses denses de personnes (les images aériennes avec les parapluies au milieu des milliers de voyageurs virent à l'abstraction), cherchant à obtenir un billet de train pour espérer rentrer auprès de leurs familles, et pour les plus chanceux détenteurs du titre de transport, essayant de s'insérer dans les wagons bondés (densité perçue : 10 personnes au mètre carré). Le chaos est total. Une épreuve titanesque nécessitant de patienter devant la gare pendant des jours, voire des semaines, en évitant tout malaise et en trouvant un moyen de s'alimenter, pour enfin parvenir à voir une fois par an un fils, une fille, et une grand-mère.
Mais le périple ne s'arrête pas là : Lixin Fan embraye sur un tout autre versant, plus intimiste, conséquence directe de ce semi-abandon qui a vu parents et enfants séparés de la sorte pendant une quinzaine d'années. Fatalement, lorsque arrive la crise d'adolescence pour la fille, c'est toute la rancœur contenue qui explose et fait voler en éclat tous les sacrifices consentis. Les parents souhaitaient le meilleur pour leurs enfants, mais les enfants se sentent délaissés, et la fille quitte l'école pour des petits boulots — autant dire que les parents baignent dans un mélange électrique de colère et de tristesse. Le Dernier Train capte notamment une dispute particulièrement émouvante entre le père et la fille, déclenchée par l'injure de trop (et dérivant bien au-delà d'une baffe). C'est un peu la dernière étape de la désillusion pour les deux, avec la fille lançant à la caméra, pleine de rage : "C'est ça ce que tu voulais voir, tu voulais filmer la vraie moi ? La voilà la vraie moi !". Moment critique, gênant, intense et dramatique, et point culminant de l'amertume qui ronge la famille. À la fin du docu, la famille est explosée en mille morceaux. La fille aura réussi en quelque sorte à trouver sa propre indépendance, en enchaînant les petits boulots en ville, mais à quel prix...
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