L'expérience du monde et du cinéma

"Il se passe avec Antonioni le coup classique du dernier film qui remet tout en question. Le désert rouge est à la fois l'aboutissement et la somme de l'oeuvre antonionien. La récapitulation des thèmes, le catalogue des obsessions, des types, des héros, des tics, la distance envers eux que permet la synthèse et le point de vue critique que permet cette distance et la nouvelle proximité qui en découle. C'est une rupture d'avec les autres films et leur continuation en même temps. Simplement l'oeuvre, le propos ont glissé d'un plan à un autre. Comme dans une mue, c'est en s'accrochant aux aspérités, c'est en se fixant aux fixations des films précédents que le nouveau se dépouille d'eux et la mue est tout à la fois mort et résurrection.
Giuliana (Monica Vitti) vit avec son mari et son fils à Ravenne, complexe industriel plutôt que ville, porte ouverte dans le monde d'aujourd'hui sur le monde de demain. Cette Giuliana est bien la soeur de la Vitti de L'Eclipse et de celle de La Notte, un peu plus vieille, un peu plus névrosée, bien plus vivante.
D'un traumatisme ancien, elle traîne la chaîne qui la retient et la ramène toujours vers le passé, vers le connu, alors que les pas qu'elle fait, les êtres qu'elle accompagne et le monde qui l'entoure vont de l'avant, vers l'inconnu. Elle ne s'adapte pas à cette vie sur-adaptée, se sent seule, a peur. Elle traverse en somnambule les champs d'usine où poussent des témoins d'acier, où volent les câbles, où bruissent les ondes et la matière et c'est pour elle un désert hanté de mirages. Elle ne comprend pas, ne voit pas, n'entend pas mais appréhende plutôt, au double sens du mot, couleurs, sons, lumières et vies.
Elle ne sent rien, mais ressent tout. Son hypersensibilité l'oriente à côté, la laisse en marge à la fois lucide et perdue.
Un jour, son fils malade lui demande une histoire. Mais elle les a toutes dites, elle a épuisé sa part de fable, sa mythologie d'enfance. Elle ne sait plus rien, son bagage de passé est tari. Elle invente alors une fable neuve : une île déserte, une plage au sable rose et vierge, la mer profonde et bleue, une petite fille qui aime la solitude, un voilier qui passe un jour, et qui repart. Tout ce qu'elle n'a pas ici, et qu'elle a peut-être regretté, elle le dit, et peut-être le disant l'exorcise et ne le regrette plus. C'est le premier pas de l'avant.
Au milieu de désert, il y a l'oasis. Du moins, il est bon de croire que l'oasis est au milieu du désert. Car elle est plutôt à côté, ailleurs, hier ou demain. Car elle n'est pas la résolution du désert mais son contrepoint. Non son refus, mais son envers. Un envers qui met le désert à l'endroit.
Giuliana traverse le froid de Ravenne et, frileuse, va se serrer aux rares voyageurs du désert qu'elle croise. Mari, ami, amant, enfant, suivant pour un moment chacun d'eux sur son chemin qui se rapproche ou s'éloigne mais ne découvre pour elle, ici, là, que le même terrain stérile. Autour d'elle sont ces êtres chauds qui ne la réchauffent pas. Autour d'elle, les couleurs les plus vives et les plus chaudes, les flammes, les souffles brûlant des cheminées, des bouches, des chaudières et ces couleurs ni ces souffles ne la chauffent, reviennent glacés de sa rencontre. Dans la jungle lisse de l'usine, elle dispense le désert froid, son auréole boréale. Aux couleurs, sons, métaux, vibrations qui sont l'harmonie d'un enfer, mais harmonie et beauté tout de même, elle ne reconnaît pas le monde qu'elle a vu de ses yeux d'hier. Comme un aveugle qui recouvre la vue, mais non la clarté. Il y a entre elle, entre ce monde ancien et le monde qu'elle ne quitte plus des yeux, un décalage qui fait se dégrader jusqu'à elle tous les tons de la vie. Ce qui est le plus matériel et le plus concret, bruit, lumière, objets, la blesse profondément, la menace et pourtant ne parvient à sa conscience que voilé, faussé, irréalisé comme à travers un mirage dont la vibration propre à la fois atténue et intensifie les vibrations ambiantes.
Ici, tout vibre, et seul s'éteint en Giuliana l'écho de ces vibrations. La vibration est indifféremment couleur, lumière, éclat, son, chaleur ou plaisir, frisson ou souffrance. Autant de vibrations qui la traversent et l'effraient mais ne rencontrent en elle nulle résonance. Jusqu'au moment où, sans s'en rendre compte, elle est elle-même cette tension qui se résout et se reforme et participe peut-être malgré elle, peut-être parallèlement, mais du seul fait qu'elle vit toujours, à l'unisson de cet univers.
On voit bien que le sujet du Désert Rouge n'est pas seulement le conflit entre sentiments anciens et périmés et sensations nouvelles, mystérieuses. Il se situe moins sur le plan psychologique que sur le plan physiologique, voire physique, c'est même un sujet proprement cinématographique puisqu'il s'agit de vibrations et de leurs accords, répulsions, interférences. Tout ici est mouvement, couleurs, sons, formes, chair, esprit, s'animent mutuellement, se contrarient ou se résolvent.
Le dialogue, qui tenait dans les films précédents d'Antonioni, une place primordiale dans la description des personnages et de leurs drames dans l'explicitation du propos, devient superflu. Il n'y a plus que des paroles fonctionnelles, agissantes. Le rôle habituellement dévolu aux mots, est rempli non par l'image mais les couleurs, c'est-à-dire la vibration même des choses et des êtres. Ce qui est implicite dans la vie et le cinéma en général, le rapport entre regard et tâche lumineuse, devient explicite ici. Tout est dit dans la vibration même qui fait le film. Jamais peut-être de façon aussi parfaite la plastique ne s'était faite discours. Du même coup, obsessions anciennes et complexes antonioniens n'ont plus besoin d'être répétés, n'ont plus besoin de symboles ou de signes soulignés. Ils sont là, et cette présence de fait, cette existence véritable à la fois les manifeste dans leur vérité et les réduit, les fait se dépasser. C'est pourquoi Le Désert Rouge est un film sur l'ouverture des yeux et de l'esprit qui demande au spectateur de voir et de comprendre le cinéma et le monde de la même manière que le personnage ré-apprend à comprendre et voir son monde.
Comme tous les grands films, c'est un film didactique. L'exercice du cinéma s'y confond avec celui de la vie, et la nature du cinéma avec celle du monde. Mais comme tous les grands films didactiques, le Désert Rouge n'indique et ne prétend montrer qu'un moyen, et non le résultat, que le chemin et non le terme de l'aventure. Il ne propose pas de solution, de statut des choses, d'arrêté du monde, il ne montre pas une image à jamais fixée de ce monde, mais au contraire il apprend qu'on ne sait rien, qu'on ne comprend et ne connaît que le déjà-connu, alors qu'on vit dans et de l'inconnu. Il nous redit que nous marchons au milieu du désert avec notre oasis portative mais que ce nous croyons oasis est un désert, et le désert, une oasis. Et c'est cela, aussi, qui fait la nouveauté et l'intérêt du Désert Rouge par rapport aux autres films d'Antonioni. L'Eclipse est en transition, La Notte, l'Avventura critiquaient le monde présent et la difficulté d'y être, mais ce n'était pas le monde présent, seulement son mirage ancien, le reflet subsistant d'une planète éteinte. Le Désert Rouge ne critique pas puisqu'il ne sait rien de ce monde présent sinon les bribes de sensations qu'il nous livre. Parce que le monde présent est en fait inconnu, tout entier à découvrir, Antonioni laisse l'exégèse inutile d'un monde périmé, il se fait pionnier. C'est aussi l'aventure moderne du cinéma qui retrouve sa vocation première. Le Désert Rouge est avant tout film expérimental, et l'expérience est aboutie parce qu'elle porte au même titre sur le monde et le cinéma, forçant à reconsidérer la conception usée qu'on avait d'eux, faisant entrevoir la nouveauté de l'un et de l'autre, éprouvant le génie du second par la présence obtenue du premier."

Jean-Louis Comolli, Cahiers du cinéma n°159, octobre 1964.
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le 6 févr. 2015

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