Le Déserteur
6.3
Le Déserteur

Film de Dani Rosenberg (2023)

J’ai découvert ce film par le plus grand des hasards, en me promenant dans la rue et en tombant sur un cinéma le diffusant. Il m’en faut peu pour me prêter à une nouvelle expérience, même si je n’y connais rien, et dans ce cas, ça a été le contexte qui m'a motivé. Car un film qui parle d’un jeune israélien fuyant le conflit pour retrouver sa bien-aimée, alors qu’en ce moment le Mossad pénètre Rafah, ça avait moyen de délivrer une facette de la réalité puissante, et c’est ce que je voulais voir.


L’introduction m’a vite mis en haleine ; dans cette sombre nuit ou l’on ne voit et n’entend que les bombardements sur Gaza, une unité se cache dans un immeuble, attendant l’inévitable, éclairé sous cette lumière rouge oppressante. Soudain, le jeune protagoniste, désormais seul, tente de fuir le conflit, traversant à toute vitesse l’autre fois ville, fuyant l'armée, comme les jeunes palestiniens qui tentent de survivre, tandis qu’il parvient à prendre une voiture, qui va lui permettre de retourner à Tel Aviv.

La mise en scène était je trouve efficace, profitant de ses quelques plans immobiles et posés sur les jeunes soldats, qui arrive à saisir leur apparent calme, qui ne le sont en vrais que parce qu’ils attendent leurs prochains ordres. Je pense notamment au plan ou l’on voit tous les soldats assis contre le mur, certains essayant de dormir, tous inertes ; c’est comme s’il s’agissait d’une photo intemporelle, qui, à défaut de l’uniforme moderne, pourrait aussi bien faire penser à des jeunes soldats de la Première Guerre mondiale craignant avec calme de sortir des tranchées, ou des soldats du Vietnam attendant le massacre. S’en est presque intimiste tant on est proche d’eux, tant on comprend ce qu’ils vivent.

Et c’est pareil pour la fuite du protagoniste, Schlomi. D’abord caché derrière un matelas sale, on ne voit rien de ce qui nous entoure, impossible de savoir s’il peut se faire tuer d’un sniper en coin de rue, toujours coincé dans un espace trop petit, dont la caméra parvient à exploiter ce sentiment en restant du point de vue interne, sans pour autant abuser de l’énergie dont fait preuve Schlomi, en évitant d’être constamment mobile et agité (le genre de plan que je déteste au cinéma). Enfin, ses courses, à pied comme en voiture, en plan séquence le filmant depuis l’avant ou l’arrière, capturent la dangerosité du lieu ; pas le temps de s’arrêter, de regarder, sinon la mort nous attend.


Là se termine l’introduction, s’en suit une course sans fin, ou tentant de fuir l’armée et pour retrouver sa copine, il parvient à se trouver des abris de fortune, toujours trop temporaires. C’est surtout là que commence sa mésaventure bien singulière, dont la toile de fond ne peut que rappeler la misère qu’il vit, ou essaye en vain de ne pas vivre ; comment l’avenir est compromis à cause d’une guerre devenue trop banale.

C’est là tout le cœur du film, et son point fort ; le propos résonne aujourd’hui par le contexte actuel de la guerre à Gaza, mais est également intemporel, aussi bien par la longue présence d’Israël depuis bientôt 80 ans, qu’à n’importe quel autre conflit de l’histoire. Avec un jeune homme, tout juste majeur, enrôlé dans l’armée contre son gré, c’est tout son avenir qui devient une impasse ; l’armée est omniprésente, que ce soit par les roquettes qui explosent dans le ciel, les alarmes qui tétanisent la ville et le quotidien des gens, ou les chaînes d’infos toujours présentes pour rappeler l’horreur qui se passe à quelques kilomètres d’ici. La guerre est un bruit de fond dont on finit par s’habituer, comme le montre ces gens décomplexés et cette banalité héroïsée du conflit avec le vieux français qui valorise Schlomi alors qu’il se baigne avec sa femme à la plage. La scène ou, après l’avoir volé, il lui crie « on est frère ! », ou encore celle ou, faisant un car jacking contre des israéliens, ceux-ci croient se faire attaquer par un terroriste du Hamas, sont particulièrement bien trouvées tant elles illustrent cette paranoïa et schizophrénie qui pousse à voir le monde sous un binarisme absolu, et même à traiter un soldat d’Israël… comme un terroriste.


Plus encore, l’avenir est compromis aussi bien au sein du domaine familial que chez Schlomi, lui qui ment, vole, est dans l’impossibilité de parler avec sa famille sans que ça ne crie et ne se coupe la parole, et rentre chez sa grand-mère – qui ne le reconnaît pas – comme un cambrioleur. Et ce qui va rendre ce protagoniste aussi intriguant, c’est qu’il soit inconsistant et incohérent, voire presque fou ; un coup il veut retrouver sa copine et fuir la guerre, un autre il veut vivre ici même et lui déconseille même de partir pour le Canada comme elle le souhaite, persuadé qu’ils auront un avenir en Israël, pourtant fondé sur sa lutte contre la Palestine. Un coup il décide de retourner au front, après que ses proches l’encouragent à faire ainsi pour éviter la catastrophe, pas, et un autre il retourne sur ses pas, et ceux plusieurs fois dans le film. Ce qui caractérise notre « héro » (qui embrasse toutes les caractéristiques opposées du héro tout en ayant les meilleurs intentions), c’est qu’il veut être avec elle, et qu’est-ce qui lui fait le plus rêver ? Ces fesses, comme aussi joliment illustré lors du quiproquo ou il tend un mot à sa copine, mais qui arrive dans les mains d’un autre.

Ce qui caractérise la vie de ce soldat citoyen d’Israël, c’est l’absence de cadre, une vie sans base, ou il n’y a que des envies, mais pas de plan, le tout du fait d’une guerre qui prive chacun d’une vie digne et forte, remplacées par des pulsions va-t-en-guerre. Tous sont condamnés à vivre dans le hasard.


Et l’omniprésence de la guerre qu’il essaye d’ignorer, à en rendre fou, elle a des répercussions… à la toute fin du film, alors qu’il revient sur le chemin de Gaza, c’est d’abord un homme heureux qu’on retrouve, car l’opération mortelle pour le retrouver, lui qu’on croit capturé par l’ennemi, est annulée lorsqu’il se rend aux soldats israéliens, et qui s’explique avec le sourire, repensant à sa famille et sa copine. Mais le film ne nous fait pas d’illusion, et n’en a jamais eu l’intention ; ce n’était que le rêve d’un jeune homme qui souhaite son happy ending ou tout le monde s’en sort vainqueur, y compris les palestiniens qui ne mourront pas pour sa « recherche ».

Et le rêve devient trauma lorsqu’il se réveille. C’est alors qu’on voit que son inaction a mené au pire ; l’opération a été exécutée et 72 civils palestiniens sont morts, par sa faute. La vie le rappel à la réalité jusqu’au bout, car il tente de se suicider, seul moyen qu’il a de se libérer de cette vie qu’il ne contrôle pas, mais même là, les choses ne se passent pas comme il le souhaite. Il se fait agresser, va à l’hôpital, puis on suppose qu’il est retrouvé par l’armée, qui ne va surement pas le laisser vivre en paix pour sa désertion.


La paix n’existe pas en cette terre, et l’avenir non plus. C’est l’existence elle-même qui est compromise, et ce jeune israélien, plein de bonnes intentions, mais pas assez intelligent pour trouver une porte sortie, ne peut que le réaliser.



Cependant, je pense tout de même que le film souffre de défauts qui voient son propos se limiter à lui-seul. Ce que je veux dire par là, c’est que la mise en scène ne profite pas de son propos ; dans une ville bruyante qui cherche à masquer le son des roquettes, c’est dommage qu’on soit toujours des plans serrés sur le protagoniste, rien sur les alentours qui pourrait renforcer son sentiment d’être un jeune paumé. Un plan large et éloigné de toute la ville, avec les explosions la surplombant, aurait pu permettre de renforcer ce sentiment d’être piégé dans une région ou partout la guerre est quotidienne. Le film cherche à garder le point de vue de son protagoniste, mais rien ne l’empêchait d’avoir un plan plus large, notamment lorsqu’il revient à Tel Aviv, regardant l’horizon. La mise en scène comme le propos seraient allés de pair, et ça manque dans un film comme tel. D’autant plus que l’introduction nous montrait ce qu’on pouvait faire, et c’était déjà bien ; ce plan séquence du jeune soldat qui court dans les ruines, on en voit pile assez sur Gaza pour comprendre quelle vie il mène, et ne pourra que mener.


Pour moi un film qui ne suit pas une telle trajectoire perd en opportunité, car il perd en radicalité dans son propos ; si on ne voit presque rien de ce que tu dénonces, c’est comme voir quelqu’un parler mais ne pas agir. C’est là qu’on retrouve son deuxième défaut ; la dénonciation de la guerre est faite avec trop de distance. En effet, Schlomi fuit la guerre en quête d’une vie plus simple, sauf que de cette guerre, on n’en voit rien excepté au début (qui passe très vite sur le tout) et au journal. Je comprends que pour les médias, il s’agit de manifester cette paranoïa quotidienne par quelque chose dont on est tous témoins, c’est-à-dire un intermédiaire qui lance des terribles informations sans nous faire réellement comprendre ce qu’il en va réellement, minimisant les pertes civiles. Mais justement, puisque le point de vue reste centré sur ce jeune soldat, pourquoi ne voyons-nous que quelques minutes une ville en ruine ? De même pour les civils, on voit quelques enfants, une femme assise, et un homme mort à côté d’une voiture. D’une guerre omniprésente qui fonde un état à l’avenir incertains, on ne voit rien de cette guerre, on entend du bruit, mais on ne vit rien, et le protagoniste ne semble pas non plus le vivre ! Certes on peut imaginer qu’il a vécu bien des choses horribles l’ayant motivé à quitter le champ de bataille, mais le film laisse plus à penser qu’il veut rentrer chez lui par peur de l’idée de faire la guerre, plutôt que de ce qu’il a pu commettre et vivre ; et c’est pour ça que l’absence d’images des victimes est trop lourde.


Les palestiniens sont absents, et quand on nous dit que 72 d’entre eux sont morts par sa faute, ça sonne plus comme un triste fait divers que comme le point final de l’œuvre, tant par sa mise en scène – filmé vaguement dans un petit magasin – que dans sa manière d’arriver. On comprend que moyennement l’implication car l’information est délivrée trop simplement ; pas besoin d’une mise en scène pompeuse ou de montrer des litres de sangs ! Mais montrer plus qu’un vague plan, et la réaction de Schlomi, aurait grandement facilité la réception. Il en est de même pour le racisme ; si 2/3 israéliens sont en boites et adoptent un vocabulaire virulent contre les palestiniens, ça ne va pas plus loin. Réduire ces interactions à quelque chose de si superflu est très regrettable quand on sait que le propos du film aurait d’autant plus marqué si le racisme était banalisé au point d’être omniprésent, mais ici non, juste au détour d’une conversation.


Donc oui, Le déserteur est un film rempli de bonnes idées et qui pense bien la jeunesse perdue par l'illusion d'un avenir, mais qui, par un manque de radicalité dans sa mise en scène, en devient une œuvre un peu trop lisse, sans pour autant être convenue ; le film manque le pas de tire, et en est donc intéressant, mais incomplet.

Créée

le 1 juin 2024

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