Pour qui croirait que le cinéma japonais a pour principale vertu de nous ouvrir à une esthétique (son sens du cadre, ses intérieurs) et des questions idéologiques nouvelles (morale du Samouraïs, histoire troublée, soumission et rapport à l’ordre), Le détroit de la faim offre un démenti vivifiant : on y trouvera l’ampleur d’une saga sociale assez européenne, un film noir tout ce qu’il y a de plus yankee, doublé d’une réflexion digne d’un roman russe à la Dostoïevski sur la culpabilité et la rédemption. Rien que ça.
Sur le Japon ruiné de 1947, s’ajoute, dans la séquence initiale, un typhon dans lequel chavirent les civils : cette mère agitée dans laquelle se fond des criminels à l’activité elliptique résume parfaitement l’état des lieux d’un pays martyrisé. A partir d’une situation volontairement floue, le récit dessine trois trajectoires qui vont s’étirer sur une décennie : celle d’un policier acharné au point d’en perdre son poste au fil d’une enquête qui se dilue, du criminel qu’il poursuit et d’une prostituée, figure féminine du tableau qui en dit long sur le statut de la femme et les moyens sur lesquels elle peut compter pour se trouver une place.
Sans jamais s’appesantir, la destinée des personnages illustre les tentatives de reconstruction, entre le maintien d’un ordre moral et sa mise à mal inéluctable : chaque personnage est en proie avec un antagonisme rampant : le silence d’un monde qui agit surtout dans l’illégalité pour le flic, le passé qui se rappelle au paria devenu riche industriel, l’impossibilité pour la femme de gagner sa vie dans la dignité.
Pour conduire cette saga qui s’étend sur trois heures, Uchida se montre bienveillant à l’égard du spectateur. La dynamique de l’enquête motive toute la structure, sur un modèle déjà exploité avec brio par le maître Kurosawa dans ses polars sociaux, qu’on songe à Entre le Ciel et l’Enfer, Les Salauds dorment en paix ou Chien enragé. Le flic qui s’y abîme élabore, au fil de visions en négatif, des probabilités de récits qui restent dans l’impasse tandis qu’une histoire bien réelle, celle de Yaé la prostituée, découle directement du passage subreptice de cet homme mystérieux dans sa vie.
Alors qu’elle construit une sorte de gratitude passionnelle, qu’il devient impérieux d’exprimer de la même façon qu’on a besoin d’un corps pour pouvoir faire son deuil, le personnage d’Inugai Takichi est devenu, en l’espace d’une décennie, un autre, refusant obstinément les résurgences de l’acte originel. Celles-ci sont pourtant, sur le modèle de la tragédie, ineffaçables, reliques aussi morbides qu’insistantes : la cendre, l’ongle fétichisé par la femme, le journal marquent sans répit un passé qui ne passe pas.
Commence alors le dernier acte : le renouveau d’une enquête, en écho à la première, où de nouveau, deux cadavres suscitent toutes les hypothèses. Mais à l’action succède le temps des discussions : on a beau avoir dépassé les deux heures de film, l’ennui n’est pas de la partie, et ce pour une raison très simple : non seulement, des béances restent à remplir, mais surtout, tout ce que ces dix années ont construit jouit d’une densité qui rend les enjeux bien plus intense. Face à un personnage qui n’a cessé de consolider sa fortune tout en rachetant au quotidien sa faute première, l’équipe d’enquêteurs devise, dans des tablées qui rappellent les débats passionnants et vitaux des Douze hommes en colère.
L’impasse morale est inextricable : les circonstances expliquent, mais la façon dont les événements ont acculé les protagonistes les pousse à commettre l’irréparable. Luxe ultime du récit au long cours, s’achever de façon aussi abrupte, dans un final cathartique saisissant au cours duquel le sillage d’un navire dit toute la misère et l’ironie du destin.
Vie et mort, mensonges et zones d’ombres, plan d’ensemble social et intimité tourmentée, culpabilité et rédemption : en trois heures denses et au contraste superbe, Uchida esquisse avec brio la misérable condition de l’homme.