Tomu Uchida est un de ces cinéastes japonais qui m'intrigue depuis fort longtemps, et bien que son "Chiyari Fuji" (1955), sa trilogie du Grand Bouddha (1957-1959) ou encore son remake biographique sur un des héros japonais Miyamoto Musashi (1961) comptèrent parmi mes plus grandes envies japonaises, la difficulté que présentent ces oeuvres pour mettre la main dessus me confine dans mon ignorance. Et c'est finalement une autre de ses oeuvres, elle aussi dans mes Envies depuis trop longtemps, qui me tombe dans les mains grâce à Ocha. Comme la plupart des traductions françaises de titres japonais, et a contrario des titres américains, celle du Détroit de la Faim est littérale (kiga = faim ; kaikyô = détroit), alors que le titre anglais s'avère plus prophétique à défaut d'être poétique (A Fugitive from the Past).

Je ne vais pas résumer le film ici, celui accolé à l'image ou fait par d'autres (drélium, Limguela...) suffisent amplement. Je préfère m'attarder ailleurs. Pour drélium, le film se divise en trois parties. Bien qu'il ait raison, je le considère plutôt comme scindé en deux époques qui, en plus d'être de durée égale pour ce film de près de 3h, semblent chacune le parfait antagonisme de l'autre.

Pendant la première moitié du film, on assiste chez Inugai, le fugitif, une certaine évolution de ses sentiments, partant d'une peur qui se mue en indécision, inquiétude, adrénaline lors de la traversée du détroit en plein typhon pour fuir, sauvagerie pour survivre, courage pour poursuivre seul la fuite, désespoir induit par l'épuisement et l'absence de vivres, puis d'un coup, la jouissance ultime de la première nourriture engloutie. Surviennent alors la renaissance et l'espoir grâce à la rencontre d'une prostituée, Sugito Yaé. L'ironie, c'est qu'il s'agit d'une double renaissance : celle d'Inugai qui, après tout ce qu'il vient de vivre -et au-delà de la misère qu'il a connu toute sa vie, se retrouve le foyer des attentions et de la gentillesse de Yaé. Emu et touché par son attitude, il la récompensera grassement. Et c'est grâce à cela que Yaé peut aider sa famille, et partir pour Tokyo refaire sa vie. Une renaissance mutuelle qui fait exploser la bulle d'espoir enfermée jusque là comme un point sombre au fond de leur coeur.

Les deux protagonistes évoluent donc selon une courbe positive, passant du statut de créatures éperdues aux illusions déchirées à celui d'êtres humains remplis d'espoir, respirant le désir d'exister, rêvant, enfin, de l'épanouissement, allant même jusqu'à croire pouvoir concrétiser ce qui ne pouvait être que fantaisie, le bonheur. Après cette passion furtive mais lourde de conséquences, ils deviennent un symbole l'un de l'autre, bien que les chemins empruntés diffèrent. A côté de leur histoire, l'enquête piétine, et malgré les efforts de l'inspecteur Yumisaka de poursuivre Yaé jusqu'à Tokyo, persuadé qu'elle pourra le mener à Inugai, il ne parviendra à rien d'autre qu'à perdre son emploi. C'est alors que débute la seconde moitié du film tel un miroir de la première. Dix ans ont passé, et durant tout ce temps, jamais Yaé n'a oublié son Inugai qui a changé sa vie. Elle rêve de le revoir, et quand le portrait d'un homme ressemblant fort à son amour perdu apparait dans le journal sous un nom différent, elle ne réfléchit pas plus et suit son coeur.

Pour Inugai, ces retrouvailles fortuites sonnent comme une menace tangible sur sa position de mécène qu'il pensait sûre, avec toute la fortune amassée qu'il a fait fructifier à partir de l'argent subtilisé à ses vieux complices voilà 10 ans. Alors, comme une tâche sombre de la réalité, son passé le rattrape, et avec lui ses incertitudes resurgissent. L'émotion le prend de court, et sa trop grande force le pousse inconsciemment à tuer sa seule amie, l'amante de sa vie. Tout se chamboule alors pour lui. L'instinct de survie refait surface, et ses émotions positives le quittent pour céder la place au besoin de préserver sa position d'homme riche. Débute alors l'enquête, et les soupçons de la police sur sa culpabilité ne feront que se renforcer. L'accès à la renaissance de la première partie résonne comme la fin d'un exil après la mort de Yaé, et la déchéance tremble en son for intérieur, annonciatrice d'une descente aux enfer de sa propre conscience revenue le tourmenter.

Tomu Uchida sait captiver son spectateur, en témoigne un film qui parvient à gagner en intensité par vent contraire. En effet, et à l'exception du meurtre de Yaé, tous les événements violents (meurtres, incendie, typhon, naufrage...) ou durs (famine, épuisement, fuite éperdue...) se déroulent dans la première moitié du film, laquelle s'avère pour moi moins intense que la seconde. Pourtant, celle-ci compte bien moins d'événements "forts", là est le paradoxe... Toujours est-il que Uchida transpose avec une grâce toute nippone (malgré une réalisation moins fluide qu'un Ozu ou un Kurosawa) le Japon d'après-guerre, incapable de panser ses plaies, mais tentant furieusement de se remettre sur pieds. Ces deux personnages sont un symbole de cette époque terrible dans laquelle pauvreté, insalubrité et insécurité s'épanouissaient pleinement.

Plus qu'une enquête policière, Le Détroit de la Faim dépeint ce Japon en reconstruction à travers trois points de vue convergents, la police, la prostituée et ... l'affamé. Sur ses joues les larmes roulent et avec elles, Faim, Vie et Mort pleurent ensemble.
Taurusel
8

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le 18 nov. 2013

Modifiée

le 18 nov. 2013

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