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Qui d’autre que Chaplin pouvait s’attaquer à un tel projet? Jouissant d’une popularité mondiale sans pareille, d’une indépendance financière le laissant libre de faire à sa guise, et de circonstances coïncidentiellement proches de celles d’Hitler (jusqu’à être né la même semaine que lui). Le tyran ne lui avait-il après tout pas piqué sa moustache? Il fallait bien lui rendre la monnaie de sa pièce. Le Dictateur a cependant failli ne jamais voir le jour, tant la contemporanéité et la frontalité des sujets abordés ne passait pas dans une Amérique qui ne savait pas encore où se ranger dans cette guerre. Chaplin a annoncé le projet en 1938. On aurait tendance à oublier la prévalence de l’antisémitisme dans les années 30, et le pouvoir de séduction qu’un régime à la Hitler ou à la Mussolini pouvait exercer à l’étranger à l’époque. En parallèle, les anglais ont décrété que le film ne sortirait pas chez eux, de peur de courroucer davantage le führer. Alors que tout l’entourage de l’artiste l’enjoignait à ne pas se lancer dans ce projet risqué, il aura fallu que celui-ci reçoive un appel du cabinet de Roosevelt pour finalement se décider à se lancer.


Le Dictateur est un projet d’un genre nouveau pour le cinéaste, et ce par bien des aspects. Il ne peut pas être une simple comédie à cause du sujet traité. Il ne peut plus être muet, cette ère est révolue. Il ne peut pas faire dans la demi-mesure, il faut qu’il soit à charge. Tous ces obstacles ont été abordés avec intelligence, pour le résultat que l’on connaît.


Charlot, sous la forme du barbier juif; est notre porte d’entrée dans le film, on est en terrain connu avec les scènes de la Grande Guerre, du slapstick et du burlesque de qualité qui ne dénote pas avec le reste de la filmographie de Chaplin. Mais alors qu’apparaît Hynkel et que le barbier amnésique rentre chez lui, une bascule se crée. La musique guillerette se transforme en complainte mélancolique, et Charlot s’efface pour laisser place à un personnage qui arrive dans une réalité qui le dépasse. Premier changement radical dans la façon d’opérer de l’artiste qui, s’il n’abandonne jamais l’humour comme arme première, accompagne celui-ci d’une tension dramatique, le tournant s’effectuant lorsque le barbier est encerclé par les stormtroopers et se fait passer la corde au cou. Si les relations avec les forces de l’ordre ont toujours été un ressort comique et critique dans les films précédents de Chaplin, c’est la première fois que celles-ci sont montrées comme diaboliques. Le personnage qu’il campe n’est plus un fauteur de trouble, c’est un résistant.


Le second changement concerne le parlant, et Hynkel est l’issue parfaite pour passer le pas tout en gardant l’universalité du jeu d’acteur de Chaplin. On peut s’exprimer en un charabia aux consonances germaniques, en y plaçant des mots clés (de "juden" à "banana") permettant la contextualisation ou la dérision, ou en borborygmes et grognements conférant un caractère bestial et ridicule au moustachu énervé. Le cinéaste sait bien livrer de nombreux dialogues, mais ils ne sont pas le cœur de son personnage. Non, l’égotique et teigneux Phooey de Tomainia est tout en grimaces et grondements, de son hallucinante séquence où il joue avec le monde jusqu’à l’éclatement, à son hilarante démonstration de “qui la plus grosse” avec Mussolini, le seul langage dont il ait besoin est celui de la physicalité. On ne peut plus être muet, mais on a pas besoin d’être parlant. D’autant plus que le personnage du barbier, lui, reste quasiment mutique, et sera tétanisé par les vociférations d’Hynkel inondant la rue, envahissant le silence si cher à Charlot.


Mais alors que le tournage avançait, le script dut être modifié au gré de l’actualité. Au moment de tourner les scènes finales, on apprenait que la Grande-Bretagne et la France rentraient en guerre. Il fallait que le film aille au-delà de ce qu’il ambitionnait initialement. Chaplin devait s’exprimer, être porteur d’un message d’espoir. En découle ce grand discours imprévu, amorcé par le dialogue du barbier avec son compère Schultz:

“You must speak (...) it’s our only chance”

Et ce n’est pas Charlot qui prend alors la parole, mais Chaplin. Le film s’interrompt. L’artiste passe au parlant pour la meilleure des raisons, celle d’un monde au bord du gouffre qui a besoin d’espoir. Je vous remets ce message ici, car il est toujours bon de l’avoir en tête, particulièrement lorsque l’on voit aujourd'hui les nuages qui s’accumulent à l’horizon.


Chaplin a déclaré après la guerre que s’il avait su l’étendue de la monstruosité qui se déroulait dans l’Europe sous le joug des nazis, dans les camps, il n’aurait jamais fait ce film. C’eut été une grave erreur, tant la comédie est la meilleure des armes contre le désespoir, contre le bruit des bottes sur le pavé, contre les bêtes cupides et sanguinaires qui hantent l’Histoire. Son film a aidé des millions de personnes, a marqué l’art, et continue, 80 ans plus tard, à véhiculer un message intemporel.



Bonus du Bluray Potemkine/Mk2:


Chaplin retrouvé : Le Dictateur (20 minutes) - Cineteca di Bologna

Documentaire revenant sur la genèse du projet, sur les difficultés d’écriture et le contexte, compliqué, dans lequel il a été pensé. Les sujets qu’il aborde sont traités plus en profondeur dans les autres suppléments du disque


Supplément jeunesse : un éclairage sur Le Dictateur (12 minutes)

Décryptage d’une scène du film à l’aune de la vision d’un enfant. Une entrée en matière bienvenue pour les plus jeunes qui veulent comprendre ce qui fait la force du cinéma.


Visite des studios Chaplin circa 1953 (12 minutes)

Alors que Chaplin est interdit de séjour aux Etats-Unis à cause de ses vues socialistes (décriées depuis Les Temps Modernes), son studio trône toujours dans la banlieue de Los Angeles. On assiste dans ce document d’époque à la visite du studio par deux curieux de l’époque, le tout commenté par une membre de l’association Chaplin. On y découvre les décors des différents films, les engrenages géants des Temps Modernes ou le costume final de Les Lumières de la Ville. Un véritable musée sur pellicule. Les studios, après être passés par de nombreuses mains, abritent aujourd’hui la Jim Henson Company.


The Tramp and the Dictator (55 minutes)

Documentaire fascinant retraçant en parallèle les vies de Chaplin et de Hitler, nés la même semaine. Narré par Kenneth Branagh, on y retrouve par ailleurs Sydney Lumet, Ray Bradbury, ou un ancien membre du cercle proche du dictateur (!). Sans doute le bonus le plus significatif sur cette galette de par le travail de réalisation, la pertinence des interventions et l’intérêt des informations relatées. Une pépite à découvrir de toute urgence.


Chaplin aujourd’hui (25 minutes)

Costa-Gavras revient sur l’héritage laissé par l’artiste, tout en s’adonnant à quelques exercices d’analyse filmique. Intéressant.


Le tournage en couleur par Sydney Chaplin (25 minutes)

Un document tourné par le frère de Charles durant la production du Dictateur, le tout en couleurs. De nombreux extraits sont déjà exploités dans les autres suppléments du bluray, on ne s’attarde donc pas sur cette archive dénuée de tout son, mais on apprécie qu’elle soit mise à disposition dans sa forme brute et non montée.


Charlot Barbier (7 minutes)

Scène coupée d’un film des années 10 de Chaplin, où Charlot s’attèle à tailler la barbe d’un pauvre client. C’est cette scène, parfaitement toonesque, qui inspira la fantastique séquence du film où la coupe est rythmée sur la musique de Brahms.


Créée

le 20 févr. 2024

Critique lue 15 fois

Frakkazak

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