Chaplin, Hynkel, Hitler : quand la réalité rattrape la fiction
« J'ai réalisé ce film pour me venger de celui qui m'a volé ma moustache ! »
Charles Chaplin
« Le dictateur » de Charles Chaplin fait sans doute partie des rares films que chaque individu sur cette planète doit avoir au moins vu une fois dans sa vie. C'est un film qui dépasse le cadre cinématographique pour se placer dans des problématiques historiques, sociologiques et psychologiques. Il convient pour comprendre ce film de le replacer tout d'abord dans un contexte et une chronologie.
En janvier 1933, Adolf Hitler fut élu chancelier d'Allemagne. Abolissant peu à peu, sans grande opposition, tout ce qui faisait la démocratie de la République de Weimar, Hitler imposa en Allemagne un régime totalitaire fondé sur un culte national de sa personne. En septembre 1935, les lois de Nuremberg accentuèrent la politique antisémite des Nazis : les juifs étaient exclus de la société allemande. Après l'annexion de l'Autriche par l'Allemagne en mars 1938 (l'Anschluss), Hitler provoqua une dernière fois l'Europe en s'attaquant à la Tchécoslovaquie à partir de septembre 1938. Les Accords de Munich le même mois prouvèrent d'ailleurs l'incapacité des gouvernements démocratiques à dire non à Hitler, tout cela pour sauver une paix illusoire. En Allemagne, pendant la nuit du 9 au 10 novembre 1938, la « Nuit de Cristal » est organisé par le chancelier et son gouvernement contre les juifs. C'est après ces évènements terribles que Charles Chaplin s'attèle à la rédaction du scénario de son film. Le 15 octobre 1940, New-York accueille la première, la France devra attendre le 4 avril 1945 pour voir le film sortir sur ses écrans. Pendant le tournage du film, la Pologne, la Hollande, la Belgique et la France furent envahies par l'Allemagne. Le film servit de catalyseur à la mobilisation de l'opinion publique américaine en faveur des démocraties européennes même s'il fallut attendre décembre 1941 et Pearl Harbor pour voir les Etats-Unis entrer en guerre. Les Américains et leur légendaire isolationnisme...
Si le film parle donc bien d'un barbier et d'une communauté juive en proie aux premières législations antisémites, Chaplin ne s'imagine pas les horreurs de la fin de la guerre avec la « Solution finale » officialisée lors de la conférence de Wannsee en janvier 1942. Il est d'ailleurs intéressant de voir à quel point Chaplin n'imagine pas la rudesse des camps. Un lit de camp pour chacun, une couverture, de l'espace pour soi et pour respirer : un « confort » que les « vrais internés » n'avaient pas. Pourtant, il est difficile de dire que le réalisateur ne fait pas preuve d'une lucidité déconcertante.
Chaplin a fait le choix de l'humour pour dénoncer le nazisme. Choix payant puisque le film fait sans doute encore plus réfléchir qu'un film dramatique ou un documentaire. Toute la propagande nazie y est passée au peigne fin. Et quand il fait rencontrer Hynkel (Hitler) et Napoléonie (Mussolini) dans des scènes mémorables, ce n'est que pour montrer leur imbécilité (cf la scène où les deux tentent de se hisser le plus possible sur leurs sièges respectifs). La figure d'Hitler est complètement décrédibilisée : ses meetings haineux et criards sont transformés ici en meetings ridicules où la langue est incompréhensible à part quelques mots montrant les obsessions du dictateur (« blitzkrieg » (guerre-éclair), « freespraken » (libre parler), « mit den Juden » (avec les juifs)). Les statues, les portraits (peinture), les discours, les symboles (la double croix / la croix gammée) : Chaplin s'empare de tout et démolit tout. Hitler, Goebbels, Goering et Mussolini sont renvoyés dans un ridicule inégalé.
Quand aux juifs, Chaplin a tout compris de leur situation dans les années 1930 – 1940 en Allemagne : les ghettos, les persécutions, la mise à l'écart de la société (les panneaux « JUIFS » sur les vitrines des commerces, des salons de coiffure, des salons de rasage...). Ils n'ont pas encore tout saisi de la situation et croient toujours que les lois antisémites cesseront un jour. Ils ne savent pas quoi faire : rester ou quitter l'Allemagne. Le personnage d'Hannah croyant même en une possible accalmie dans la persécution de sa communauté. Chaplin montre enfin l'incohérence d'Hynkel (Hitler) lorsque celui-ci cesse la persécution des juifs en espérant de l'argent du banquier juif Epstein !
La réalisation est parfaite tandis que Charles Chaplin incarne avec brio à la fois le barbier juif et Hynkel. L'humour, omniprésent, laisse la place dans les dernières minutes à un émouvant discours du barbier qui a pris la place, à cause de sa ressemblance, du dictateur. Un discours d'espoir et de liberté qui s'il eut été clamé en public aurait été aussi célèbre que le « I have a dream » de Martin Luther King. Devant ces mots, il suffit désormais de me taire et de clore cette critique. Où que vous soyez, merci M. Charles Spencer Chaplin.
« Je dis à tous ceux qui m'entendent : ne désespérez pas ! Le malheur qui est sur nous n'est que le produit éphémère de l'habilité, de l'amertume de ceux qui ont peur des progrès qu'accomplit l'Humanité. Mais la haine finira par disparaître et les dictateurs mourront, et le pouvoir qu'ils avaient pris aux peuples va retourner aux peuples. Et tant que des hommes mourront pour elle, la liberté ne pourra pas périr. »