On pourrait juxtaposer les premiers plans du Dieu noir et du Diable blond, au crépuscule mortifère des Rapaces de Stroheim : terre aride perdue dans la sécheresse du cadre, corps brûlant et au sol ; dans les deux œuvres, c’est au glas de la fin que l’art se fait sauveur.
Manuel est paysan, sa femme Rosa aussi. Une dette, un meurtre, la fuite et un espoir. Une vague attente de fortune et de justice chez un prêtre fanatique, qui aboutira bientôt à un infanticide, puis à une révolte, et de nouveaux morts…
« Maybe there’ll be a miracle. »
Ici, l’œil tout autant que l’âme hésitera. Hésitera devant l’attrait et la beauté ineffable des grès et granites, filmés en très gros plan, ou face à l’appel du divin, l’écho soudain d’un ciel qui surplombe et demeure - en atteste l’hyper saturation accordée aux voûtes nuageuses, l’extrême blancheur que ce là-haut dégage.
Mais de l’éternelle confrontation dichromatique s’ensuivent espoirs et désirs, aspirations tout aussi matérielles qu’immorales : de vulgaires affaires de vaches et de pognons comme toile de fond à la misère de l’être. Il faut, par ailleurs, dire que la mise en scène ne s’inscrit guère dans un cinéma de pensé, dans une pseudo-psychanalyse orgueilleuse, mais troque aux images mentales les écailles de l’instinct, gravant ainsi une esthétique de la pulsion - on en revient ici à Stroheim - dans un tiers-monde en tout point cinégénique. Les gros-plans sur les brûlures, les compositions immenses accordées à la mort, ne sont plus que les apôtres de cette caméra, œil omniscient dans un monde inconscient.
Alors, être se fait proprement illusoire tant la conscience sera vendue, par là même offerte à la caméra ; Rocha s’amusera - peut être cruellement ? - dans un funeste zoom sur une dépouille, ou par un cadre tout aussi nocif, à figer la violence d’un monde qui pleure ses enfants, avec pour seule réponse les mirages arides du désert.
Mais espérer se révèle bien inutile. Le cinéaste filme une procession religieuse - par cela la religion même - avec froideur et mépris : on tourne vaguement autour, on s’interroge, et on repart. Espoir encore d’un ailleurs meilleur ou d’une terre promise, mais tout à fait ironique. Car, à un « There’s water and food, the abundance of Heaven. », qui provoque les émois de la foule - exposée d’ailleurs tout au long de l’œuvre comme un quasi-peuple biblique - se substitue tout ce qu’il y a de misérable chez l’homme : lente prosternation face à la mort ; dans ces moments plus ici qu’ailleurs, aux sons moqueurs des cloches, la caméra charcute le faux-semblant de foi par des plongées toujours plus extrêmes.
« From now your name is Satan. »
Ainsi dans sa dernière partie, le dieu noir et le diable blond, après avoir énuméré l’infinie fausseté des mots, embrasse l’absurde, donne à l’Univers - et au Cinéma - son arme la plus belle : le silence. Car oui, c’est dans l’aphasie la plus complète, après les cris et les fracas passionnels, que l’on retrouve l’absolu de notre art ; Rocha l’a compris. Mais alors que reste - il ?
De l’œuvre, bien au fond de cette boîte de Pandore fauchée, demeure l’étrange et éternel plaisir de mourir, pour enfin comprendre, au crépuscule muet de l’existence, la vérité des choses : " If there were a little more silence, if we all kept quiet...maybe we could understand something. "
Federico Fellini