Dans la vie d’un cinéphile, il y a toujours un moment où l’on croît tout connaître. Un moment où rien qu’en citant Passolini, Godard, et Bergman, on pense faire partie du clan fermé des « connaisseurs » du septième art. Mais l’illusion finit toujours par se stopper. Et qui d’autre que Kubrick pour nous replacer cruellement à notre rôle de simple spectateur ?
Sorti en 1957, Les sentiers de la gloire (Paths of Glory dans son pays natal) est ce qu’on pourrait sans hésiter appeler un chef-d’œuvre. Bien supérieur aux médiocres films de guerres actuels dénués de tous sens, l’œuvre est un pharaon qui domine une horde d’ersatz ratés. Alors, au lieu de se ruer vers le 1917 de Sam Mendes, émerveillions-nous devant la splendeur originale.
Les sentiers de la gloire n’est pas un film de guerre, c’est un film sur la guerre.
Renoncez aux tonnes d’obus et aux litres de sang. L’armée allemande est totalement invisible durant ces 1h30 ; on distingue les lignes ennemies dans un dense brouillard, mais ni plus, ni moins. Le message porté est beaucoup plus profond : ce ne sont pas deux nations qui s’affrontent, mais des âmes humaines qui s’entretuent. Et toute l’histoire repose sur cette pensée… On comprend vite que le véritable danger est en fait le commandement français. Un cercle de généraux incompétent valsant avec les vies tels des enfants jouant à la guerre. Ainsi, les scènes alternent entre le château et ses salons baroques, puis les tranchées traversées de fond en comble par de longs travellings magnifiques. Dans l’un, on discute politique tout en préparant les futures missions suicides, dans l’autre, on s’élance à moitié mort dans le no man’s land. Bien sûr la caméra se range très tôt du côté des poilus. Elle les accompagne, assommés par les bruits d’explosions, dans ces fabuleux travellings si chères à Kubrick. Armé de son seul sifflet, Kirk Douglas s’impose dès les premières minutes comme le véritable général des âmes.
Puis, on retrouve dans Les sentiers de la gloire une des thématiques favorites de Kubrick : la déshumanisation. Bien avant le Vietnam de Full Metal Jacket, ce sont d’abord les tranchées du Nord qui chosifient les êtres - on retiendra la scènes durant laquelle le général s’adresse aux poilus, les incitants à « tuer beaucoup d’Allemands ».
Le réel mal provient non pas des balles ennemis, mais des fusils tricolores du haut commandement.
Au cœur névralgique du récit ; une unique scène… Le moment fatal, celui de l’exécution des trois. Tout ce qui précède mène à elle, tout ce qui suit n’est que le vestige de ces quelques minutes. Et durant ces instants, tout se passe. Aux roulements des tambours, la caméra approche dans une douceur funèbre vers les futurs corps. On survole les visages, le prêtre prononce les derniers mots, puis les fusils expirent…
Kubrick à l’aube de sa carrière achève la quête du splendide et pose les fondations de ce qui fait de lui un des « maitres » du cinéma.