Au sortir de la Première Guerre mondiale, la société allemande soigne sa gueule de bois comme elle peut. Tandis que les plus miséreux en sont réduits à crever la bouche ouverte ou à accepter des boulots crapuleux, l'aristocratie noie son ennui en jouant à la roulette russe sur les tables de poker dans les salons clandestins les plus luxueux imaginables.
C'est dans ce terreau que prospère le génie du crime Mabuse, créé en 1921 par le romancier Norbert Jacques. Un supermalfrat trop heureux de pouvoir profiter des vices et des faiblesses de ses concitoyens. Et d'autant plus dangereux qu'il est capable de tout. Il s'assure la servitude de ses hommes de main par la terreur, et jouit même de pouvoirs surnaturels qui lui permettent de contrôler les esprits fragiles de ses victimes.
Sa détermination, l'étendue de ses moyens, son talent pour changer sans cesse d'identité,sa soif de pouvoir, tout ceci nous est exposé dans une introduction géniale durant laquelle Mabuse met l'écosystème d'une place boursière à ses pieds en ourdissant un complot redoutable de perversité. Dès cette ouverture, qui ne figurait pas dans le roman à l'origine - la scène a tellement plu à Norbert Jaques qu'il l'a finalement ajoutée -, Lang place son antihéros sur un piédestal, exposant toute la vulnérabilité des autres personnages face à un nouveau genre de criminel. C'est l'un des grands morceaux de bravoure de cette épopée de 4h30 qui nous mènera jusqu'à l'inévitable chute d'un homme noyé sous son propre orgueil.
Pas aussi grandiloquent ni aussi graphique que Métropolis, pas aussi acerbe que M Le Maudit, Dr Mabuse n'en est pas moins une oeuvre marquée du sceau de son réalisateur : méticuleuse, foisonnante, extrêmement ambitieuse sur tous les plans, frappée d'inspirations lumineuses et interprétée avec beaucoup de justesse - je retiendrai surtout la performance protéiforme de Rudolf Klein-Rogge et le regard aussi absent que désespéré d'Alfred Abel. Contrairement à Métropolis, et même si les plans de Mabuse sont parfois franchement tirés par les cheveux, son scénario se démarque par une belle solidité, sans laquelle le visionnage aurait sans doute constitué une épreuve.
Car oui, le film est long, très long, et on sent quand même le temps passer par (rares) moments. Quant au découpage en deux parties, il s'avère accessoire et répond plus aux standards de distribution de l'époque qu'à une réelle volonté de distinguer deux pans de l'histoire. La densité de l'intrigue parvient tout de même à maintenir l'intérêt tout du long, mais il manque ce véritable propos critique qui aurait pu faire basculer le film dans une autre dimension, à l'instar de M. En l'état, Dr Mabuse reste, comme l'annonce le titre, un portrait figé. Un très grand portrait, cela dit.