Appel au meurtre (sac à vomi disponible en fin de billet de mauvaise humeur)

Il y a quelque chose d'assez amusant (on commence gentiment, sans trop s'énerver) à observer la différence entre le titre américain, d'origine, et le titre adopté pour la distribution en France. Aux États-Unis, la question ne se pose pas : il y a forcément "un temps pour tuer" (A Time to kill) ; mais en France, part de marché non-négligeable, les distributeurs se sont dit que cette affirmation pourrait rebuter, voire choquer. Et voilà le point d'interrogation (presque) salvateur. Soit.


Il y a tellement d'approches intéressantes pour évoquer la légitime défense, les biais sociaux ou raciaux dans les décisions des institutions comme celle de la justice, et toutes ces inégalités raciales (entre autres) patentes qui gangrènent les sociétés contemporaines. Mais quelle que soit la démarche adoptée, un minimum de subtilité, de tact, et de mesure s'impose pour des sujets aussi délicats. Mais ça, la subtilité, Joel Schumacher, il ne connaît pas. Mais alors pas du tout. C'est l'éléphant aux manettes d'un bulldozer dans un magasin de porcelaine.


Soit donc le cas de cette jeune fille noire, violée et torturée par deux affreux blancs. Mais pas n'importe lesquels (il ne faudrait pas qu'on les trouve sympas tout de même, je veux dire, le viol et la tentative de meurtre mis de côté, on ne sait jamais, ce pourrait ne pas être suffisamment incriminant) : il s'agit de deux violeurs pédophiles délinquants aux gueules pas possibles de dégénérés consanguins. Ils conduisent leur pickup de redneck n'importe comment, avec un joli drapeau des États confédérés d'Amérique bien mis en évidence, balancent des bières à tout-va, crachent sur les godasses des Noirs qui ont le malheur de croiser leur chemin, insultent le shérif local (devinez sa couleur de peau) et s'amusent à foutre le boxon dans la supérette du coin tenu par un ancien ramasseur de coton ou chanteur de Blues. À ce moment-là, après 5 minutes d'un fier étalage des plus beaux clichés du parfait petit raciste, les scénaristes se sont dit que le tableau était suffisamment chargé. En apprenant le viol de sa fille, Samuel Lee Jackson (qui paraissait plus vieux en 1996 avec des cheveux qu'aujourd'hui sans), honnête travailleur et bon père de famille, pète un câble à l'idée que les deux horribles puissent être libérés et décide de les tuer à coup de M16 au moment où ils pénètrent dans le tribunal. Et le flic à qui il détruit la jambe au passage ne lui en veut même pas. Soit.


Ainsi, au lieu de se lancer dans un film de procès insipide sur le viol d'une fillette noire par deux débiles mentaux blancs, Le Droit de tuer ? répond par l'affirmative au terme d'un procès insipide sur le meurtre de deux attardés blancs par un honnête citoyen noir. Et c'est là que ça coince. Car il aurait bien sûr été intéressant (important ?) de mettre en scène une telle réaction à de pareilles atrocités, en essayant de la contextualiser au maximum, et en essayant de la comprendre d'un point de vue sociologique. Non pas l'excuser, voire le revendiquer, comme semble vouloir le faire Schumacher afin de délivrer son message sous-jacent, mais la comprendre, essayer de retracer le fil des interactions sociales qui ont conduit à cet acte. Mais non, ça, ce n'est pas ce qui intéresse Schumacher. Ce qui l'intéresse, c'est de montrer que le personnage noir "n'avait pas le choix". Que parfois, voire souvent, la justice ne fait pas son boulot, et que dans ces conditions, le bon citoyen américain se doit de se faire justice lui-même à coup de fusil d'assaut, au nom de la Constitution, avec l'assentiment implicite des institutions devant un sale boulot aussi bien fait. Et ce n'est pas fini…


Parce qu'en plus de tout faire pour obtenir l'assentiment du public devant ce double meurtre "justifié", Schumacher va encore plus loin : il nous explique comment il faut s'y prendre pour convaincre le jury et acquitter l'assassin noir innocent qui n'a fait que son devoir de bon citoyen (preuve d'intégration dans la société américaine). Et c'est bien simple : son avocat, Matthew McConaughey, se lance dans le classique réquisitoire final (après 2h30 de torture intellectuelle) en demandant aux jurés, je vous le donne en mille… de fermer les yeux, d'écouter l'histoire d'une petite fille violée, massacrée, sur laquelle on aurait uriné avant de la pendre, et d'imaginer… qu'elle soit blanche. Ce sont les derniers mots de l'avocat : "maintenant, imaginez qu'elle soit blanche". Silence, yeux rouges, air triste, puis viennent les premières larmes de l'avocat sur fond de grands violons sirupeux. C'est l'équivalent du fameux "imaginez qu'il s'agisse de votre fille". Et dans le cas où ce magnifique plaidoyer ferait mouche, comme le fruit d'un travail de longue haleine, un travail de manipulation idéologique autant qu'émotionnelle, c'est les yeux pleins de larmes et le cœur meurtri qu'on accueille le verdict salvateur : innocent. L'ensemble des personnages peut enfin sortir du tribunal le cœur léger, devant une foule en liesse (hormis quelques membres du Ku Klux Klan un peu grincheux), avec les drapeaux des États confédérés et de l'Union réunifiés sous la bannière étoilée.


Comme s'il suffisait de peindre en noir (ou de quelque couleur que ce soit) un individu lambda pour justifier un meurtre ou le fait de se faire justice soi-même. Au final, Schumacher ne cherchait qu'une seule chose en choisissant un Noir comme héros : détourner l'attention. Faire oublier qu'on parle d'un double meurtre. Utiliser une cause raciale à dessein, d'une brûlante actualité, et la détourner pour mieux faire passer ses thèses fascistes à gerber. Et le message est clair : si vous n'êtes pas d'accord avec lui, si vous n'applaudissez pas des deux mains la libération du tueur justicier, c'est que vous êtes un gros connard de raciste et que vous cachez une carte de fidélité portant la mention "KKK". Le Droit de tuer ? constitue ainsi une magnifique apologie du meurtre, à peine déguisée. Un appel au meurtre, même. Reste à savoir de qui.


http://www.je-mattarde.com/index.php?post/Le-Droit-de-tuer-de-Joel-Schumacher-1996

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le 25 oct. 2016

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