Tourments intérieurs
Alors que l'on retrouvera régulièrement et sous différentes formes la guerre dans le cinéma de Kurosawa, Le Duel Silencieux évoque un médecin qui, en soignant un soldat blessé par balle, va...
le 5 mars 2017
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[ Attention, cette critique dévoile des éléments de l'intrigue ]
Un an après la sortie de L'Ange Ivre, Kurosawa remet un médecin au centre de l'attention d'une nouvelle pépite à ajouter à son panthéon. C'est d'ailleurs assez ironique puisqu'on retrouve notamment deux des acteurs fétiches du précédent, mais cette fois-ci avec une alchimie différente : la rivalité entre deux mafieux se disputant un territoire a laissé place à une relation père-fils bienveillante.
Nous suivons donc la vie du Dr Kyoji Fujisak qui a attrapé la syphilis durant la guerre suite à une opération pratiquée sans gants sur Kenjiro Uemura, un soldat ayant reçu une balle dans le ventre. Le film traite de la manière dont il fait face à cette vérité et de se sa reconstruction personnelle.
Comme toujours, je suis agréablement surpris par la capacité de Kurosawa pour dépeindre des situations complexes avec autant de réalisme, de sincérité et surtout de simplicité. La lisibilité offerte par la qualité d'écriture permet d'aborder de nombreux thèmes très profonds : l'humanisme, le sens des responsabilités, la relation que nous entretenons avec la vérité, les pulsions humaines, le courage, l'espoir...
Si le combat contre la syphilis du Dr reste bien le fil rouge principal du film, une lutte bien plus profonde tiraille l'ensemble des personnages. Un mal bien plus contagieux, impactant, froid et cruel que la syphilis. Un mal bien plus insidieux qui se propage autant par la parole que par les silences. Un mal contrôlable et manipulable par l'Homme. Je parle bien sûr de la vérité.
La vérité constitue l'épée et le bouclier du duel intérieur de Dr. Kyoji. Il est tiraillé par ses instincts charnels qu'il ressent pour sa promise et son sens de la responsabilité. Ce déchirement est d'ailleurs renforcé par son statut de médecin. Il ne peut se dérober à la prise de conscience de sa condition et des conséquences qu'elle peut entraîner.
L'intériorisation de sa douleur est d'autant plus profonde que son humanisme se développe et se transcrit en actes bienveillants. Il recueille Rui Minegishi, une jeune femme enceinte sans le sou. Il n'est pas regardant sur les frais d'hospitalisation de ses patients les plus démunis. Les finances de sa clinique déclinent, mais son espoir se maintient. Son père le résume d'ailleurs très bien :
Il tente de retrouver espoir en soignant plus éprouvé que lui.
Takiko Nakada, à l'origine de la transmission de la maladie, constitue le miroir du docteur. Il cultive le déni et l'ignorance. Lorsqu'il fait face à la vérité, il plonge dans l'alcool et tente de replonger dans le mensonge. Même à la fin du film, lorsqu'il est rattrapé par la plus cruelle des vérités, la vue de son enfant mort-né, il ne parvient pas à y faire face et sombre dans une folie permanente qui l'éloigne définitivement de ses responsabilités.
Finalement, la voie sacrificielle qu'a emprunté le Dr semble la plus judicieuse. Il tente d'ailleurs de se conforter là-dessus en demandant à la femme de Takiko si l'animosité qui l'habite pouvait se résorber avec "une discussion calme". Par contre, cette voie ne rend pas pour autant Kyoji victorieux de son duel. Toujours bien résumé par son père :
S'il avait été heureux, il serait-être un homme ordinaire
La progression du film est entièrement basée sur la manière dont la vérité se transmet entre les personnages. Si le film est avare en dialogue, l'utilisation du silence est bien maîtrisée. Les faits les plus graves sont transmis sans le moindre mot (la mort, la maladie...) ou entendus par mégarde.
Le rayonnement de la vérité est à l'origine des changements de dynamiques émotionnelles : fierté, amour, déception, reconnaissance, rapprochement, rupture... On assiste par exemple à une touchante scène père-fils ou à une scène plus malaisante avec la femme de Takiko qui apprend le risque qu'elle encourt et l'irresponsabilité de son mari.
En tant que spectateurs omniscients, nous vivons doublement chaque acte dramatique. Nous sommes d'abord saisis par les faits puis, comme une bombe à effet de retardement, par la manière dont les différents personnages les encaissent plus ou moins brutalement.
Si le film ne se déroule quasiment qu'en intérieur, la nature parvient tout de même à se faire une petite place. Les saisons sont utilisées comme des repères temporels soulignant parfois certains tourments intérieurs ; à l'image du passage de la veille du mariage, ou l'on passe de la pluie à la neige au moment du refus ultime de la proposition de mariage.
Sur un plan symbolique, je trouve qu'on peut également déceler un cycle dans la transmission de l'humanisme débordant du Dr Fujisak :
- le Dr Fujisak fait face à la vérité, accepte sa condition, ouvre une
clinique puis redonne de l'espoir à l'apprentie infirmière;
- l'apprentie infirmière fait face à la vérité, accepte son enfant et
son rôle de mère, devient infirmière, puis redonne de l'espoir à la
femme de Takiko sur son avenir;
Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si le film ne s'attarde pas sur l'avenir sentimental du Dr, mais s'achève avec la fin de ce premier cycle, finissant sobrement sur une opération comme à son commencement.
Mon titre peut prêter au sourire, mais je pense que l'étude de ce film au collège pourrait s'avérer assez intéressante pour aborder les MST et la contraception avec un angle moins moralisateur que certaines campagnes culpabilisantes qu'on a pu voir fleurir ces dernières années.
Le ton donné est relativement neutre. Il ne sombre pas dans un parti pris trop affiché. Au contraire, il se contente d'exposer un parallèle crédible et réaliste sur les conséquences de nos actes et sur les différentes manières de réagir face à la vérité objective du danger.
Si la réalisation est plus sobre et moins démonstrative que dans ses précédents films, elle n'a pas pour autant perdu de sa finesse ni de sa subtilité. Le rythme est relativement soutenu et les 1h35 du film passe à vitesse grand V.
C'est certainement la première fois que je trouve que la BO et les bruitages sont utilisés à bon escient. Ils rentrent en parfaite résonance avec des moments forts et renforcent la communication non verbale des personnages.
Le Duel silencieux est un film fort qui parvient à soulever des questions intéressantes au travers de ses personnages bien écrits. Encore un film de sa filmographie qui, selon moi, mériterait un plus large succès.
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Créée
le 3 mars 2016
Critique lue 368 fois
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