Les braises du « Champ du Diable », de La Terre qui flambe, sont encore ardentes, que Murnau nous plonge dans les souvenirs d’un homme au passé tourmenté, peuplé de fantômes, et surtout d’un Fantôme qui a tout changé.


Nous l’avions remarqué, avec La Terre qui flambe, que la filmographie de Murnau avait pris un tournant, passant d’une phase notamment très marquée par l’expressionnisme, à une autre qui sera toujours liée à ce mouvement, mais où les thématiques du cinéaste vont s’imposer de plus en plus. Dans son précédent film, la quête de richesse avait poussé le personnage principal à trahir ses propres origines et sa famille, et à manipuler d’autres personnes pour accéder à un statut qui lui permettait, d’après lui, de s’émanciper, et de réussir. Naturellement, une telle quête, motivée par la cupidité et la vanité, ne pouvait que conduire à l’échec. Fantôme partage beaucoup de points communs avec La Terre qui flambe, notamment à travers le personnage principal. Lorenz n’a pas la vanité de Johannes, mais la vie qu’il mène ne le satisfait pas. Il espère réussir, notamment grâce à ses poèmes, il veut être reconnu, et ce qu’il cherche par dessus tout, c’est l’amour.


Nous savons, dès le début, que Lorenz a vécu un malheur, qu’il a été en prison, sa femme lui donnant un livre encore vide pour qu’il puisse y écrire ses mémoires. Mais ce malheur, Lorenz en a avant tout été victime, avant d’en être l’instigateur. Car quand il croise par hasard le chemin de Veronika, il entre dans un monde de rêves, quand la réalité ne sera que cauchemar. Murnau nous décrit une société manipulatrice, obsédée par l’argent, à l’image de la tante Schwabe, intraitable et voulant toujours gagner plus, comme le manipulateur Wiggotschinski, ou comme Mellitta, le sosie de Veronika, et sa mère. Comme dans La Terre qui flambe, Fantôme illustre les illusions provoquées par nos désirs, et la cruauté d’une réalité qui rattrape un idéal imaginé.


Ici, cependant, Murnau pousse l’exercice plus loin que dans son film précédent, autant d’un point de vue visuel qu’en termes d’écriture. Le cinéaste se permet plus de plans suggérant le fantastique, où la rue semble chercher à s’écraser sur le personnage principal, où le visage de la femme admirée se matérialise dans un songe éthéré. On retrouve cette utilisation des codes de l’expressionnisme par Murnau (sur le plan visuel, mais aussi notamment à travers ce personnage de femme fatal et double), qui parvient ici à créer une vraie synthèse entre un mouvement qui gagne en maturité, et son propre cinéma qui en fait de même. Par ailleurs, le film met en avant de personnages relativement complexes et ambivalents, où ce qu’ils paraissaient être au départ est sans cesse remis en question par l’évolution de l’intrigue. La mère, sévère et inflexible au début, est fragilisée par les décisions de ses enfants. La tante, cupide et intraitable, obtient gain de cause auprès du spectateur lorsque Lorenz abuse de sa générosité. Lorenz lui-même, aussi pathétique et fragile puisse-t-il paraître, montre de mauvaises facettes de lui à force de sombrer dans l’obsession. Murnau parvient alors à s’extirper d’un manichéisme assez inhérent à l’expressionnisme et logique dans ce qu’il incarne, pour donner plus d’impact aux décisions prises par les personnages, et accroître la dimension tragique du récit.


Fantôme est loin d’être le film le plus célèbre de Murnau, mais il s’agit pourtant d’un grand film de sa part. Dans une continuité certaine vis-à-vis de La Terre qui flambe, et continuant à baliser le chemin de ses prochains films, il contient toute la science et l’audace du cinéaste allemand, qui donne d’ailleurs à Alfred Abel l’un de ses plus beaux rôles.


Critique écrite pour A la rencontre du Septième Art

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le 12 mars 2020

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