Sniper, trieur d’élite
On imagine aisément la fébrilité des sessions d’écriture entre Jean-Claude Carrière et Luis Buñuel, qui travaillèrent ensemble sur toute la carrière française du réalisateur jusqu’à son terme : dans la mesure où les deux créateurs affectionnent l’incongruité, l’absurde et le surréalisme, les idées pouvaient surgir de n’importe où et peiner à trouver le terreau d’un récit pour pouvoir pleinement s’épanouir. La solution du film à sketches semble donc être idéale, sur le modèle de ce qu’ont pu faire par exemple les Monty Python avec Le Sens de la vie, donnant libre cours à toutes les bizarreries possibles et (in)imaginables.
Buñuel va donc pouvoir approfondir certaines obsessions jusqu’à l’autocitation : l’embrassade d’une statue, par exemple, comme dans L’Âge d’or, un bestiaire bien fourni, de jolies mortes, ou tout le détournement du folklore religieux, comme cette séquence où des parents considère des photos obscènes reçues par leur fille, avant que l’image nous dévoile qu’il s’agit de monuments parisiens, dont la « pire » sera celle du Sacré-Cœur. Mais ce sera aussi l’occasion d’enchainer
des situations sans liens entre elles, où des tanks recherchent des renards, des moines s’adonnent au poker en misant des scapulaires, un hôtel où les portes ouvrent sur différentes scénettes avec au choix, une séance de flamenco ou de bondage SM.
Prises isolément, les idées peuvent s’avérer audacieuses ou amusantes, et reflètent bien l’esprit d’une époque où l’on se permettait à peu près tout. Buñuel apparait ici surtout comme un artiste au somment qui peut faire ce qu’il souhaite, épaulé par un écrivain et un casting acquis à sa cause, satisfaisant des blagues potaches (l’idée d’une société dans laquelle on ferait ses besoins ensemble autour d’une table tandis qu’on s’isole pour aller manger) ou quelques éléments un peu plus approfondis, comme cette séquence durant laquelle une fille disparue accompagne ses parents allant signaler son absence aux autorités.
On peine néanmoins à retrouver la chair et le caractère abrasifs des récits plus élaborés du duo, une idée chassant l’autre sans qu’elles parviennent à vraiment s’épanouir. L’une des séquences finales, où un sniper s’installe en haut de la tour Montparnasse pour exécuter des gens au hasard dans la rue, se revêt en cela d’un étrange double tranchant. La gratuité de l’acte semble renvoyer à la structure générale du scénario, qui dézingue les conventions et les attentes sans vergogne, tandis que son caractère terriblement prophétique d’un fait divers devenu par la suite récurrent aux Etats-Unis, annonce une thématique qui sera au centre du dernier film du tandem : la question du terrorisme comme langage, renouvelant, avec une violence plus incarnée, les velléités destructrices de la poétique surréaliste des débuts.