Dans cet avant-dernier film commun Luis Buñuel et Jean-Claude Carrière s’en prennent à la Liberté qui n’est pour eux qu’un leurre, une abstraction et même un outil de la bourgeoisie.
La séquence d’ouverture inspirée du célèbre Tres De Mayo (3 mai 1808) de Goya montre des soldats de Napoléon fusiller des insurgés espagnols. Ce tableau est connu pour être une dénonciation des horreurs liées à la guerre. Buñuel rajoute au tableau une dimension originale. Les patriotes crient « A bas la liberté » avant de mourir.
Si on se replonge dans l’Histoire les armées de l’Empire étaient censées apporter les valeurs de la Liberté à l’Europe entière, comme les Rouges étaient censés apporter la Liberté aux ouvriers et aux paysans, ou comme l’Empire américain était censé apporter la Liberté en Irak. On voit que cette escroquerie à la Liberté a toujours été un prétexte commode pour entrer en guerre.
En intitulant son film le fantôme de la Liberté le cinéaste de l’Age d’Or a donc fait une remise en cause totale des idées de sa jeunesse et semble avoir emprunté le chemin habituel qui mène de l’anarchisme des jeunes années au conservatisme critique de l’âge mur.
Certes le surréalisme des débuts est toujours là et Buñuel pratique même ici une surenchère dans la construction paradoxale et illogique qui prend la forme du fameux cadavre exquis mais ce surréalisme cache le propos pessimiste, désabusé et ironique de son auteur. La Liberté ou son fantôme n’est qu’un des masques utilisés par la bourgeoisie pour conserver son pouvoir et imposer ses goûts et ses lubies aux autres.
Ce sont donc des bourgeois, un riche chapelier et son employée, qui jouent à des jeux sado-masos devant des moines épouvantés qui n’en peuvent mais.
Ce sont des membres de la haute société qui défèquent autour d'une table dans ce que l’on appellerait de nos jours un happening artistique.
Des parents aisés imposent à la police de rechercher leur fille disparue pourtant bien présente à leur côté. Et comme les parents connaissent du beau monde, la police se voit obligée de mener l’enquête.
C’est enfin la scène du tireur embusqué dans la tour Montparnasse qui nous montre que la quête de la liberté totale aboutit in fine au terrorisme comme l’a prouvé Action Directe, et n’en déplaise à Paul Eluard.
Bien loin de vaines divagations d’un vieux provocateur excentrique, ce Fantôme a donc une cohérence, une épaisseur qui ne se découvre qu’après un certain effort de réflexion.
Le film mérite en outre d’être vu pour le casting impressionnant : Jean Rochefort, Jean-Claude Brialy, Monica Vitti, Michael Lonsdale, Paul Frankeur, Claude Pieplu, Marie-France Pisier, Michel Piccoli, etc...
Buñuel voyait la liberté comme un fantôme que nous essayons d'attraper et quand nous l’étreignons , se transforme en une forme brumeuse qui ne nous laisse qu'un peu d'humidité dans les mains.
Autant que le fantôme de la liberté, Buñuel lui-même est du genre insaisissable. Quoi de commun dans sa filmographie entre l’Age d’Or, Los Olvidados, Belle de Jour et ce Fantôme de la Liberté ?