La très grande force de The Founder, c’est de construire un personnage complexe, Ray Kroc, sans jamais le juger, l’enfermer dans une axiologie négative qui en ferait un vampire capitaliste venu sucer le sang des honnêtes gens. Le film réussit à rester neutre tout en signifiant l’évolution de son personnage principal – à la fois protagoniste et antihéros – par et pour le cinéma : la composition des plans est remarquable et symbolise la position qu’occupent les entrepreneurs les uns par rapport aux autres. D’abord au bas de l’escalier conjugal, Ray remonte progressivement la pente, se couvre de l’autorité des deux frères avant de s’en affranchir, improvise un duo chanté avec la pianiste également épouse d’un représentant de la haute cuisine avant de ravir celle-ci et de rivaliser avec ladite gastronomie. Des petits détails disent les grands changements : remplie sous les yeux de Rollie, la coupe de milk-shake en poudre est cadrée sous la poitrine floutée en second plan de Joan, signe de la mainmise de Kroc et sur le marché du fast-food et sur la femme de son adversaire. Car tous les autres sont des adversaires, d’abord considérés comme des partenaires avant de devenir des boulets accrochés aux chevilles de celui qui avance et qui n’a qu’un seul mot à la bouche : persévérance.
John Lee Hancock n’attaque ni ne défend le modèle capitaliste ; il le met à nu, l’exhibe dans ses stratégies coupées de l’humain et reliées au profit. Les préoccupations deviennent des slogans, le sacré devient profane, le petit vendeur un squale mangeur d’hommes et héraut de l’Amérique, de ses valeurs, du self made man dont le portrait ici brossé choque par sa franchise, son ambivalence, sa détermination à aller jusqu’au bout tout en ménageant, l’espace de quelques secondes, des moments de suspens, comme cette dernière scène où le « fondateur » ne parvient à lire une carte-mémoire, répétition d’un show à venir dont il perçoit alors le caractère immoral. Rattrapé par le passé, par les remords, de même que Lee Hancock filme Keaton de dos, dans le reflet de son miroir. Conscient d’avoir usurpé un concept, mais plus encore d’avoir ravi un nom, déposséder une famille d’un nom, de s’être approprié un nom typiquement américain (McDonalds) contre un nom à consonance slave (Kroc). La partition signée Carter Burwell resplendit d’un thème principal qui mime la marche, conquête menacée par un trébuchement, rattrapée in extremis. Ce thème dit son personnage et accompagne une œuvre immense, délicieusement coupée de toute préoccupation morale.