Le roi c’est Miyazaki bien sûr, le poète de l’animation japonaise qui conçoit des mondes depuis sa tour d’airin, comme le grand oncle de Mahito, vieux sage à la barbe blanche. C’est aussi le jeune garçon, rêveur, introverti, qui ne parvient pas à faire le deuil de sa mère et de la guerre, et qui ne se fait pas à sa nouvelle vie familiale, une rengaine du maître de l’animation qui a plus de 80 ans synthétise ses obsessions.
Car ce film est avant tout une synthèse testamentaire de son œuvre, sous forme d’une odyssée poétique, et d’un roman d’apprentissage : apprendre à faire le deuil, tenter de vivre et de rêver, un peu, ce que dit le titre japonais du film d'ailleurs. On y retrouve ainsi l’absence de la mère comme dans Totoro, la guerre et les bombardements comme dans Le Vent se Lève, le récit onirique et contemplatif de l’enfant rêveur comme dans Chihiro, une profusion colorée comme dans le Château dans le ciel, un havre de paix et la maison fantastique comme dans Totoro, les ruines sublimes et les arbres géants comme dans le Château dans le ciel, des créatures fantastiques et des animaux comme dans Mononoké, le héron et le pélican étant les principaux ici.
Tout est donc familier, réminiscent, surtout que Miyazaki convoque également d’autres classiques, notamment ici Le Roi et l’Oiseau, plus que jamais central dans l’œuvre. Les oiseaux sont à l’honneur ici, sous toutes leurs formes, et Miyazaki s'intéresse une fois de plus au ciel et à l'aérien, sauf qu'ici les perruches et pélicans remplacent les habituels avions.
Mais le film veut faire encore plus grand. La virtuosité du dessin est étourdissante, dans le détail et l’ensemble, avec un imaginaire débridé et fascinant : héron qui est un homme masqué qui parle et qui appelle le héros dans sa quête, perruches géantes fascistes, esprits qui deviennent des ballons et rejoignent les étoiles, forteresse sous forme de bateau géant, tour qui est une immense bibliothèque comme une tour de Babel et qui fait allusion à l'enfer de Dante par une citation de l'auteur. Et on se trouve en effet dans une sorte de purgatoire, de monde entre les mondes où les morts attendent. On est émerveillé. Une scène de mer, encore une, très proche de celle de Chihiro, où des voiliers voguent à l'horizon est absolument splendide, et purement contemplative.
Mais le film a aussi une certaine tristesse suivie d’une acceptation qui est celle de l’âge adulte et de la mort, celle de la mère du jeune garçon, celle de Miyazaki ensuite, qui viendra un jour. C'est aussi la question de l'héritage : qui pour succéder au maitre ? Comme le faisait remarquer un critique, le monde du film repose sur douze cubes, les douze films de Miyazaki.
La première scène du film est en effet terrible puisqu’elle raconte un bombardement, et se déroule dans l’ombre puis le feu, avec un style graphique très marquant, des ombres, un enfant perdu qui cherche sa mère dans les flammes, impuissant.
Puis on suit Mahito avec son père en province. Il va s’installer chez la nouvelle femme de son père, qui n’est autre que sa tante maternelle - lévirat japonais -, ne supporte pas cette histoire d’amour, tourne la tête lors d’un baiser, et s’ennuie dans le manoir immense et vide de sa belle mère. Miyazaki s’attarde sur cet ennui, sur les couloirs et les pièces de la maison, sur une poignée de vieilles servantes au visage kabuki, et on comprend comment ces scènes sont réminiscentes pour lui. D’ailleurs cette partie est très autobiographique. Si la mère de Miyazaki a été très malade mais n'était morte alors qu’il était enfant, tous ses films ressassent ce traumatisme. Il parle aussi de son père qui travaillait dans l’aéronavale japonaise. On voit dans le film les cockpit d’avions entreposés dans le manoir, avec la guerre en filigrane. On pense évidemment au père seul dans Totoro et à la maison et son jardin idyllique.
Puis tout bascule au fur et à mesure, comme dans Chihiro. Le fantastique s’immisce dans le réalisme. Un héron étrange rôde, agressif, et conduit le jeune garçon à une tour abandonnée bâtie par un lointain ancêtre. Il finit par y entrer et le film devient totalement fantastique.
Et ce n’est qu’au terme de ce voyage dans le temps et l’espace, où il croisera une des vieilles servantes en jeune héroïne qui vogue sur une sorte de Pnyx où elle nourrit les morts avec des poissons. ou encore sa mère, déesse du feu, rappel de sa mort, et c’est après avoir retrouvé sa belle mère enceinte, après avoir côtoyé des créatures terrifiantes ou rigolotes, des perruches fachistes portant des pancartes au nom du Duche, souvenir de Mahito de la guerre, que le jeune garçon aura accompli son périple. Il revient à Tokyo. Son deuil est terminé. La guerre aussi, car c'est aussi le deuil du japon impérial. On voit d'ailleurs une allusion à la bombe atomique.
Comble du comble, il est sorti le jour de la Toussaint en France, le jour de la fête des morts, pour un film sur le deuil et la mort, c'est tout un symbole.
Le film, abstrait, poétique, méditatif, laissera surement les plus jeunes de côté, mais aussi les plus terre à terre. Il s'agit d'un film très adulte et mature, l'animation étant ici l'égale des autres genres. Restent un style et une beauté formelle sidérante, grisante, un rêve éveillé. La recette est la même depuis des décennies, et elle fonctionne toujours.
Miyazaki est surtout l'albatros, le roi des oiseaux et des poètes, il plane dans les nuages, au dessus de la mêlée, règne sur un monde cotonneux, dans un imaginaire qui n'appartient qu'à lui et qu'il nous a légué en poète. Qui pour lui succéder ? il est si immense, "ses ailes de géant l'empêchent de marcher".