La sortie d'un nouveau film de Hayao Miyazaki n'est pas seulement un moment attendu par les adeptes de l'animation japonaise, mais un événement tout simplement incontournable, presque un miracle pour certains. Après déjà dix années d'absence depuis Le vent se lève, œuvre plus intimiste et personnelle que l'on imaginait mettre un point final à sa carrière, Miyazaki revient avec Le Garçon et le Héron qui laisse entrevoir que la retraite du maître est certainement encore lointaine.
Le début du film semble poursuivre le sillage que Miyazaki avait tracé dix ans plus tôt. Nous voici revenu dans le Japon de la seconde guerre mondiale où Mahito, jeune garçon qui sera le héros de cette épopée, perd tragiquement sa mère noyée dans les flammes lors d'un bombardement de sa ville natale. S'ensuit une ellipse où, trois années plus tard, Mahito encore meurtri par cette nuit d'horreur rejoint le domaine familial enfoui dans la campagne nippone. Son père s'est remarié avec Natsuko, la tante de Mahito et cadette de sa veuve. On comprend dès lors que l'un des enjeux principaux du film sera le deuil d'une mère disparue et par conséquent l'acceptation douloureuse de cette mère de substitution.
On peut déjà souligner au premier coup d’œil que Miyazaki et le studio Ghibli n'ont rien perdu de leur superbe : la fluidité du mouvement, le soin apporté à chaque plan, le jeu d'ombres et de lumières rendent la séquence introductive saisissante de maîtrise (plus particulièrement la scène où Mahito s'élance vers l'incendie qui est tout aussi éblouissante dans sa forme quasi-impressionniste que tragique dans ce qu'elle dépeint). Par la suite, la découverte du domaine familial se confondant avec une nature luxuriante nous plonge dans un esthétisme délicat et épuré qui est sublimé par la bande originale de Joe Hisaishi (qui accomplit une fois de plus un travail de composition magistral pour Miyazaki).
Cependant, le réalisme de la trame finit progressivement par se détricoter et le merveilleux auquel on est plus accoutumé dans le cinéma du sensei ressurgit progressivement. D'abord subtilement à travers la présence des grands-mères du manoir qui sont à la fois des figures rassurantes et facétieuses mais dont le grand âge leur confère une aura fantastique, presque inhumaine. Puis de manière plus affirmée, par le personnage du Héron, créature mi-homme, mi-oiseau, figure d'abord mystérieuse et inquiétante, il se révélera finalement le guide et le compagnon du jeune garçon dans son aventure.
Ainsi, si le début du métrage annonçait un cadre similaire à son avant-dernier film, la suite le fait tout de suite se rapprocher du Voyage de Chihiro (autre œuvre majeure de Miyazaki) où la plongée vertigineuse dans la fantasmagorie est à la fois le rituel initiatique du héros et l'espace dans lequel se joue le cœur de l'intrigue et la résolution de ses enjeux. On retrouve d'ailleurs, lors de la découverte de l'ancienne tour par Mahito, le même motif du tunnel qui fait office de frontière entre le monde réel et le monde de l'imaginaire. On peut aussi noter que la scène du rêve, première confrontation de Mahito avec le Héron, prodigieuse dans sa réalisation, constitue l'incursion définitive dans le fantastique.
Tout comme le monde dans lequel va évoluer le héros se découpera en deux plans (découpage que l'on retrouve également dans Le Château dans le ciel entre le terrestre et le céleste), le film lui-même va aussi se dédoubler. Si la première partie se situe dans un univers réaliste où l'étrange ne surgit d'abord que ponctuellement, progressivement ce sera la fantaisie qui deviendra la norme où le spectateur déboussolé devra accepter de perdre ses repères (Miyazaki prévient d'ailleurs le spectateur en inscrivant sur le portail de son monde parallèle ce présage funeste pour notre esprit d'analyse : « Tous ceux qui cherchent à comprendre périront »).
On retrouve ainsi dans la seconde partie tout ce qui fait le succès et le génie de Miyazaki dans ses œuvres précédentes : la profusion généreuse et débordante d'une imagination qui ouvre les portes d'un monde féerique où fourmille un bestiaire de créatures fantastiques et de paysages fascinants. L'univers merveilleux de Miyazaki n'est cependant pas uniforme : s'il peut être flamboyant, rocambolesque et baroque et donc constituer une évasion pour le spectateur, il est aussi teinté de poésie et de mélancolie. Le monde fantasmagorique n'est donc pas seulement en rupture mais en miroir avec le réel : par le truchement de l'onirique, Miyazaki rend visible aussi bien ce qui l’émerveille que ce qui l'angoisse.
Pourtant, si ces retrouvailles avec le merveilleux pourront être réjouissantes à bien des égards, elles sont aussi ce qui peut constituer une des fragilités à l'équilibre de l’œuvre, tant et si bien que l'on a souvent l'impression d'avoir affaire à deux films qui coexistent dans un seul (la métaphore de l'équilibre précaire est d'ailleurs habilement déployée par Miyazaki à la fin du film). En multipliant les strates de son monde imaginaire, Miyazaki tisse une intrigue qui semble de plus en plus lointaine de ses prémisses réalistes où un jeune garçon devait affronter le deuil de sa mère et le traumatisme de la guerre (on est aussi loin de la relation du garçon avec le Héron, ce que laissait pourtant suggérer le titre même du film). Le risque est alors de perdre de vue ce qui fait la singularité de Mahito, ses intentions devenant dès lors le prétexte pour nous montrer l'étendue et la richesse du monde imaginaire.
L'élément le plus révélateur étant sans doute le personnage du grand oncle, architecte démiurge du monde parallèle et alter ego de Miyazaki, qui éclipse progressivement le récit de Mahito. L'auteur semble avoir déplacé son propos et fait prendre à son histoire une toute autre envergure où la contemplation et la réflexion sur la création prend le pas sur la création elle-même. C'est donc presque in extremis et de manière assez abrupte que Miyazaki va réassembler les différentes trames éparpillées qui composent son récit et clore l'intrigue de Mahito (à mon sens, Miyazaki est d'ailleurs souvent plus habile pour installer des univers et déployer des intrigues que pour les conclure mais il s'agit là d'une opinion tout à fait subjective).
Ceci étant, et malgré les légères fragilités pour faire coexister harmonieusement les deux dimensions de son récit (et ma préférence pour la première partie du film), il est difficile de bouder son plaisir devant Le Garçon et le Héron qui semble faire la synthèse de tout le talent de Miyazaki. Chaque scène est sur le plan esthétique et technique un pur émerveillement pour le regard, la profusion d'idées aussi bien visuelles que de mise en scène est tout simplement époustouflante, l'impression de traverser un rêve éveillé ne nous quitte pas un seul instant.
On sait que l'originalité du trait de Miyazaki confère à son travail une originalité qui rend difficilement pensable de voir émerger après lui le successeur qu'il espère pour continuer son œuvre (on connaît le succès tout relatif qu'a eu son fils Goro). Tant et si bien que l'on en vient à espérer que ce film ne soit pas encore son dernier.