Urbanisation et visions d’enfance
Second long-métrage du réalisateur brésilien méconnu Alê Abreu, O Menino E O Mundo est à mes yeux un chef-d’œuvre esthétique et visionnaire, et accessoirement le meilleur film sorti en salle cette année. Comment – autrement que par ma complaisance à me faire traiter de hipster – cette petite production venue de l’autre hémisphère a-t-elle pu se hisser en haut de mon classement ?
Avec un peu d’effort réductionniste, la réponse tient en fait en un mot : ce film est riche. Incroyablement riche. En seulement 80 minutes à l’écran, Abreu parvient à broder ensemble un conte pour enfants, une peinture de l’industrialisation du Brésil, un essai social sur l’urbanisme et un pamphlet contre le militarisme ; et ce, en gardant une unité visuelle et narrative permettant l’installation d’une atmosphère saisissante.
Certes, face à un film dont l’image rappelle des dessins de primaire (qui seraient bien meilleurs que les miens), une telle lecture a des apparences de surinterprétation. Mais avant de justifier mon élan, un constat s’impose : il ne s’agit absolument pas d’un film pour enfants. Ici, l’enfance n’est qu’un prisme à travers lequel on perçoit le monde, vaste et complexe. La tranquillité précaire de la campagne, l’aliénation des métropoles surchargées, la cadence des machines industrielles, la violence des luttes sociales sont toutes vues à travers les yeux du garçon, innocents et pleins d’imagination.
C’est là que l’importance du style visuel intervient. Tantôt d’une grâce candide, tantôt d’une profusion hétéroclite et inquiétante, sa beauté saute aux yeux ; cependant, on lui trouve rétrospectivement une autre qualité : la justesse. Dès le début du film, l’habileté avec laquelle l’équipe du film compose des dessins d’enfants avec des formes simples et colorées permet d’accepter ce jeune regard sur le monde, et de vivre son engouement comme si le gouffre des années ne séparait pas nos points de vue. Mieux que d’étaler le plan final devant nos yeux, le réalisateur s’amuse à nous en montrer tantôt la construction – pour former l’atmosphère enchanteresse de la forêt dans l’introduction –, tantôt la déconstruction – comme dans la déroutante scène du cauchemar sur le quai.
Plus tard, tandis que le garçon découvre le paysage industriel et urbain du Brésil, nous découvrons de nouvelles facettes de ce style visuel si juste et percutant. A présent, sont mêlées aux esquisses enfantines des traits plus réalistes figurant la tôle et le ciment, et même des images réelles, comme les yeux et bouches découpés dans des magazines pour venir orner les panneaux et postes de télévision aperçus dans le film. Une pratique courante en animation consiste à incorporer de manière lisse et discrète les augmentations apportées au dessin manuel ; à l’inverse, O Menino E O Mundo oppose crayon et apports extérieurs de manière visible voire criarde, comme pour mieux nous faire ressentir l’incapacité du protagoniste à comprendre cet environnement, si différent de sa ferme natale. Peu avant la fin du film, ce contraste explose dans une scène brutalement réaliste qui déchire irrémédiablement la vision édulcorée que nous partagions, avec une agressivité qui m’a personnellement laissé cloué à mon siège.
Au même titre que l’image, le son assure notre plongeon dans cette fresque atypique du Brésil. Si la musique contribue initialement à l’impression d’enchantement, les tonalités pesantes et rythmées du morceau qui accompagne l’ascension de la cité – sonnant comme un duo de rappeurs qui poserait ses paroles sur une instru de Gotan Project – sont le parfait véhicule de l’ambiance urbaine : sombre, vaguement étouffante mais pas dénuée d’espoir ni de combativité. Mieux encore, le réalisateur parvient à lier ces différentes impressions sensorielles dans une synesthésie digne des plus grands. Ainsi, bruitages et notes se confondent harmonieusement dans la forêt initiale, et la musique, populaire ou militaire, a une représentation à la fois visuelle (les bulles) et sonore qui formera un écran entre le gamin et la réalité des répressions.
Honnêtement, cette recherche de style aurait suffi à faire la qualité du film. Mais Abreu, perfectionniste, s’offre le luxe d’un scénario travaillé pour conduire le spectateur dans l’impressionnant tableau qu’il a dressé. Les dernières minutes du film, qui dévoilent la symbolique véritable des différents personnages et forment un reflet des premiers instants, nous font prendre la pleine mesure du message somme toute pessimiste du réalisateur.
Complexe mais maîtrisé, riche de sens mais d’une beauté touchante, O Menino E O Mundo s’approche de la perfection par des voies détournées. Il est, sous tous aspects, incontournable.