Aladin, Robin des Bois et quelques autres chez les gens de Dublin
L'action s'ouvre sur le pire des spoils - quelques minutes pour dévoiler, sans autre forme de procès, la fin ultime du film. Puis flash-back, des enfants autour d'un enfant, qui courent, volent carottes, pommes de terre, nourritures diverses, et même des jouets, qui courent, se jouent de leurs poursuivants - à ce jeu-là, celui d'Aladin voleur des rues, c'est toujours le voleur qui se moque du gendarme. On commence à comprendre - l'intérêt, ce n'est pas la fin (d'ailleurs écrite depuis longtemps dans la presse), mais le parcours, entre enfance et flamboyance, entre bouffonnerie et tragédie, l'histoire d'un homme bigger than life.
La mise en scène de John Boorman (lui-même, selon la légende, victime ponctuelle du Général) commence de façon assez baroque - avec travellings en aller-retours filés très rapides permettant non seulement de lier les lieux mais aussi les époques , à la façon de Citizen Kane. Mais très rapidement, la narration va devenir très sobre. Boorman conservera certes son temps fort, sa scène choc (à la façon de Délivrance, notamment, avec ici une table de billard pour décor d'effroi) ; il proposera, de façon ponctuelle, de très beaux plans - un magnifique plan d'ensemble sur le désert irlandais (qui ouvre d'ailleurs une scène extrêmement drôle), des silhouettes sur la chaussée détrempée et nocturne, des ombres inquiétantes et des piliers dans des souterrains glauques. Mais le noir-et-blanc reste délibérément peu contrasté, pour renforcer l'aspect reportage du film, son réalisme. Et l'Irlande ainsi présentée, à petites et à très grosses touches, est peu ragoûtante - entre ruelles crasseuses, prêtres omniprésents et pédophiles, alcoolisme quasi génétique, foules prêtes à tous les lynchages (le mot est d'ailleurs ... irlandais), flics et terroristes aussi lâches et finalement en connivence.
Un film réaliste, délibérément réaliste , mais l'inverse d'un film sur l'histoire récente de l'Irlande (thème très porteur pour les purges), et aussi un film d'aventures, des plus réussis : toutes les poursuites sont très toniques, très rythmées, brillantes et les enchaînements à l'intérieur des séquences (avec le plus souvent des plans brefs) ou entre les séquences sont d'une grande fluidité.
Un film réaliste, mais construit autour d'un personnage fascinant qui est tout sauf réaliste : le Général (ainsi surnommé dans la réalité par la presse parce qu'elle redoutait ... des attaques ... en diffamation) est un gangster, un chef de gang, particulièrement redoutable, mais surtout très original. Le Général est un bandit d'honneur, un Robin des Bois, qui donne volontiers aux miséreux des quartiers les plus pourris de Dublin (ceux de son enfance) - "c'est ma façon de payer mes impôts". Et tout chez lui est contradiction, aux limites de l'incohérence, entre bouffonnerie et tragédie toujours : le Général dérobe des jouets pour le noël de ses enfants en profitant de la nuit d'amour entre amants clandestins trop occupés et du sommeil sous somnifère de l'épouse légitime et dans le même temps il commet des hold-ups à main armée, il pointe au chômage, la tête enfouie dans sa capuche, au milieu des queues les plus sinistres et dans le même temps il conçoit et réalise les casses les plus sophistiqués, jusqu'au casse du siècle sur lequel l'IRA s'était cassée les dents, il conçoit les hold-ups les plus sophistiqués mais aussi les plus inutiles ou les plus inutilement risqués (comment refourguer, et à qui, des tableaux de maître volés dans le plus grand musée de Dublin ?) Le Général est un enfant et un joueur - jusqu'à la fin, il prolongera le jeu des gendarmes et des voleurs - dans les poursuites virevoltantes, dans les alibis bidons, imparables et impayables (se présenter au commissariat, à l'heure où le cambriolage est censé se passer ...), les dissimulations diverses à base de déguisements et de cagoules, la connaissance la plus pointue ... des textes de droit pour se jouer des tribunaux, jusqu'à la violence la plus extrême sur les témoins. Le Général est Aladin, Robin des Bois, mais aussi Guignol - à considérer non pas dans le sens de clown pathétique, mais à travers le Guignol des origines, celui qui fait toujours rire du gendarme.
Et l'on peut regretter, à ce petit jeu, que dans le rôle du gendarme toujours ridiculisé, John Voight,ne propose qu'une interprétation trop fade - et pénalise ainsi un des aspects intéressants et légers du film, le duel je t'aime/je te hais, façon Catch me if you can.
Le personnage du Général est encore infiniment plus riche que cela. C'est un enfant, on l'a dit. Il joue sa vie comme un rêve, en toute inconscience. Il recrée un monde, avec ses propres lois, réservé aux siens, à sa famille, à son clan, avec ses règles, l'exigence d'hygiène (pas d'alcool, pas de drogue), de dignité (on n'offre jamais à l'ennemi le plaisir du masque de souffrance, on sourit dans le pire ; on ne se renie pas même lorsqu'on s'est totalement trompé) mais aussi une morale adaptée - qui admet la bigamie, avec femme, belle-soeur et famille nombreuse à l'irlandaise et très sereine. Le personnage est donc rempli de contradictions - roublard, hâbleur, stratège génial, parfois injuste, colérique, terrifiant, cruel, voire au delà, et paisible aussi.
Le général veut créer un monde, avec ses propres règles, à l'écart de l'ordre officiel incarné par les flics, et de l'ordre parallèle, celui de la terreur incarnée par l'IRA. A côté de tous ses avatars ludiques déjà évoqués, le Général rejoint aussi les personnages et les mythes de Mesrine, plus encore d'Aguirre, et même du personnage campé par Harrison Ford dans Mosquito Coast, entraînant les siens dans son propre univers, aux confins de la jungle sud-américaine, à l'écart à la fois de la civilisation et de la barbarie. Un rêve d'enfant qui se prend pour Dieu, une utopie. S'ensuivront inéluctablement les défections, les trahisons, le drames, jusqu'au sien évidemment -de la bouffonnerie à la tragédie, une vie.
Pour incarner le Général, Brendan Gleason, plus irlandais qu'irlandais, énorme dans tous les sens du terme, écrase le film. Son port très massif mais toujours un peu voûté le place systématiquement en surplomd et très près de tous ses interlocuteurs et renforce cette impression définitive de puissance et de charisme. Son jeu non verbal est également assez extraordinaire - notamment par le passage, sans transition marquée, du sourire le plus innocent à une expression de plus en plus reprise, presque neutre, la façon la plus subtile d'introduire la peur sans avoir à la surjouer. Du grand art. On y ajoutera une belle trouvaille de mise en scène -en toutes circonstances publiques, face aux policiers, aux juges, aux journalistes et à tout homme de la rue, le général dissimule son visage, sous une capuche et en se baissant, sous une cagoule, le plus souvent partiellement derrière les doigts d'une main. Il y a là, sans doute, le réflexe de protection et d'anonymat du hors-la-loi, mais plus encore la volonté de réserver son visage, ses traits aux siens, à la famille, à la famille élargie, au clan. Et on retrouve ainsi le sens profond du film.
C'est évidemment sur le sourire de l'innocence et de la provocation éternelle que se clôt le film, le sourire du rêve et de l'enfance - celui qui jusqu'au dernier instant (au-delà encore du spoil initial) aura le dernier mot face au danger et et face au drame.