Comment peut-on aimer un film de Bernard Borderie? Voilà un exploit, une incongruité qui exige explications détaillées. Tentons le coup.

Certes, on voit ici et là quelques éléments qui font furieusement sentir la platitude ou la médiocrité qui pourrait présider aux destinées de cette production (une réplique foireuse d'un personnage ou quelque virage que prend l'histoire) et pourtant, elle tourne, ça fonctionne tout de même!

Le grand atout (si ce n'est l'unique), ce sont les comédiens. Certains même sont sociétaires de la Comédie Française, ce qui à l'époque avait encore quelque valeur significative sur le plan du jeu. Et même si on pourrait se laisser prendre à le penser, Lino Ventura n'est pas la seule arme massive. Certes, il est impeccable et fait montre de justesse tout au long du film. D'ailleurs, sa confrontation perpétuelle avec Charles Vanel est si savoureuse qu'elle finit peut-être par devenir le petit rendez-vous jubilatoire du film.

Dans un personnage médiocre et sans doute agaçant pour beaucoup, je dois dire que j'ai un petit faible pour Robert Manuel. Il geint sans arrêt mais il y a du coffre, ça se sent et Borderie fait preuve d'une étonnante capacité à capter le jeu de Manuel sur deux ou trois séquences, que je trouve très bien filmées, ce qui ne cesse de m'intriguer. En effet, elles parviennent grâce à la mise en scène, de légers mouvements de caméra et le jeu du comédien, à faire monter la tension de manière très efficace.

Beaucoup de "petits" acteurs semblent également baigner dans le jus de ce scénario pourtant plus pittoresque qu'habile, comme des poissons dans l'eau. Le film dépeint avec une certaine adresse un petit monde interlope d'après-guerre. L'argument "espionnage" qui fera florès 4 ans plus tard avec Dr No sur une échelle ô combien plus imposante et qui semble avoir été apporté par le travail de Antoine-Louis Dominique (ancienne barbouze lui même pendant la guerre) est finalement très anecdotique. Par contre la part de Jacques Robert me parait bien plus éloquente. Quoiqu'il en soit, on flirte avec la "série noire", la jactance populacière des voyous communs. Et c'est un plaisir qui ne se refuse pas.

Ce mélange d'action, de polar noir et de joutes d'egos donne un film qui à l'époque pouvait passer pour spectaculaire. Les démonstrations de force de Ventura ont quelque chose du numéro de foire. Aujourd'hui, le film a pas mal vieilli mais c'est justement cet aspect défraichi qui en fait un bon petit film populaire à déguster en amuse-oeil. Il raconte le cinéma de grand-papa avec cette curieuse insistance à se salir les mains : on y torture, on y flingue, on y bande les muscles, on se dépoitraille les pectoraux et on sort les pépées salopes bien roulées. Ça sent la sueur et le petit salé aux lentilles, quand en Angleterre on se prépare à envoyer James Bond siroter sa Vodka-Martini sur les plages des Bahamas. Masse des faubourgs parigots contre biceps saillants et raffinés, le contrat n'est pas le même, certes, mais il y a là matière à apprécier l'un et l'autre, deux cinémas qui ne disent finalement pas du tout la même chose. En dépit des affinités de façade, celle qui colle des étiquettes, le gorille n'a que très peu à voir avec James Bond. Dont acte.

Passons sur ces comparaisons hâtives et profitons à plein des avantages rustiques mais certains que ce petit film a à offrir. On a la possibilité d'écouter un petit jazz et des airs lancinants d'un Georges Van Parys qui a su ailleurs créer des partitions plus calinantes, plus suaves et complexes. Celle-ci est beaucoup plus simple, cependant elle conserve une certaine puissance qui se laisse aborder à la longue.

Le dvd René Chateau ne rend pas hommage à la très agréable photographie cinémascopique de Louis Page : une compression trop forte ainsi qu'un format trop petit ont quelque peu gâté mon plaisir. L'image est abimée, espérons qu'un jour cette modeste production jouira d'une plus grande considération et donc d'une restauration digne de ce nom.

Ce n'est certes pas un grand film mais dans la carrière de Lino Ventura, néanmoins il est certainement important, marquant d'un jalon populaire une filmographie alors très prometteuse. Par ailleurs, dans la série des "gorilles" et autres "fauves" de l'acteur et de son remplaçant Roger Hanin censés frapper de toute leur masse sur les faces plus ou moins patibulaires des truands d'après-guerre, celui-ci est sans aucun doute possible le meilleur. Par exemple, je préfère ce seul gorille à tous les OSS qui viendront par la suite.
Alligator
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le 14 nov. 2012

Modifiée

le 28 nov. 2012

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