La Palme d’or attribuée au Goût de la cerise, en 1997, a des allures de couronnement de la carrière du cinéaste iranien Abbas Kiarostami. Cela faisait déjà bien 25 ans que le réalisateur était à l’heure, mais c’est surtout depuis la fin des années 80 qu'il est reconnu comme un des plus grands cinéastes de son temps. Quand il arrive au Goût de la cerise, il vient déjà de nous offrir une liste impressionnante de chefs d’oeuvre, parmi lesquels la trilogie de Koker (Où est la maison de mon ami ? Et la vie continue, Au travers des oliviers) ou le magnifique Close-Up. Voir un film de Kiarostami, c’est l’assurance de profiter de ses grandes qualités, aussi bien dans l’écriture que l’esthétique ou le sens du rythme. Kiarostami, ce sont des rencontres pleines d’humanité, qui donnent lieu à des dialogues d’une grande profondeur.
Voyage vers la mort
Ces qualités se retrouvent dans Le Goût de la cerise, qui se présente d’emblée comme un film caractéristique du cinéma d’Abbas Kiarostami. D’abord, nous avons un personnage qui voyage, en quête de quelqu’un. Depuis La Passager, un de ses premiers longs métrages, cette représentation du voyage comme une quête est au coeur de la filmographie de l’Iranien. Et dès les premières images, ce trajet au coeur de Téhéran donne une dimension sociale au film. L’Iran est un pays socialement sinistré, où des ouvriers doivent attendre sur les trottoirs qu’un hypothétique patron vienne les engager à la journée. Ils se ruent sur la voiture du protagoniste, dont nous ne connaissons pas alors le nom. Plus loin, en sortant de la ville, la voiture passera dans des terrains vagues dans lesquels jouent des enfants. En quelques images, sans forcer le trait, Kiarostami impose l’image d’un pays où la vie est pour le moins compliquée.
A la différence d’autres films, ce voyage du Goût de la cerise s’annonce lui aussi complexe. Les premières scènes entretiennent un double mystère : qui est le protagoniste ? Et que cherche-t-il ? Il nous faudra pas loin d’une demi-heure pour répondre en même temps à ces deux questions. Monsieur Badii (dont nous ne connaîtrons jamais le prénom) cherche quelqu’un qui puisse l’aider à se suicider. Il va donc sillonner routes et chemins, dans la campagne proche de la capitale, à la recherche d’un homme qu’il pourra convaincre.
Trois rencontres
Le film se structurera autour de trois personnes que Badii prendra dans sa voiture et qu’il essayera de persuader. Trois personnes très symboliques et représentatives de la société iranienne : le premier est soldat, le second est étudiant est religion (l’armée et la religion, les deux piliers de la République Islamique), le troisième est… taxidermiste, un de ces petits artisans qui font vraiment vivre le pays. Et ces personnages sont aussi représentatifs de la diversité culturelle du pays : Kurde, Afghan, Turc, Kiarostami nous donne l’image d’un pays multiethnique.
Bien entendu, ces rencontres sont avant tout remplies d’humanité. On sait l’amour du réalisateur pour ses personnages, on connaît sa capacité à créer des êtres véritablement humains. Ici aussi, ça ne manque pas. Il suffit de voir le regard baissé du soldat pour partager son désarroi. Un plan sur le regard triste de Badii nous range alors de son côté également.
Cependant, la grande qualité de Kiarostami, c’est de transformer ces rencontres en de véritables dialogues philosophiques, comme on pourrait en croiser chez Platon ou Diderot. L’obéissance à la loi, le sens de la charité, etc. Mais ces rencontres si symboliques donnent aussi au Goût de la cerise la dimension d’un conte. Ainsi, le film joue sur plusieurs niveaux, depuis le réalisme social jusqu’au conte philosophique.
Rappelons que le suicide est interdit en Iran, et ce que demande Badii (non pas qu’on le tue, mais que l’on enterre son corps) est punissable par la loi. D’un certain côté, il place ses interlocuteurs dans la position d’Antigone.
Voyage symbolique
L’écriture et la réalisation de Kiarostami émaillent le film de symboles. Nous l’avons déjà dit, les quatre personnages principaux symbolisent la société iranienne dans son ensemble. Le voyage lui-même est fortement symbolique : au début, la voiture semble perdue dans les rues de Téhéran, errant, ne sachant pas où aller, tournant en rond. Puis, pendant une heure environ, elle effectue immanquablement le même trajet, passant par les mêmes lieux, sur le même chemin, qui aboutit inéluctable au trou que Badii a creusé en guise de future tombe. Comme une impasse, une aporie, une impossibilité d’aller ailleurs.
La dernière rencontre (le taxidermiste) s’oppose aux deux autres par tout un système de procédés. D’abord, le trajet s’effectue en sens inverse, la voiture redescendant de la montagne aride pour retourner vers la ville vivante (où Badii se retrouvera au milieu de groupes d’enfants). Ensuite, alors que le dialogue avec les deux premiers passagers était constamment perturbé dans des bruits extérieurs (klaxons, camions qui passent, bruits d’un chantier…) qui masquaient les propos des personnages, rien ne vient gêner le troisième entretien.
Enfin, le dernier symbole est des plus importants. Le film se déroule en une journée, et la troisième rencontre a lieu en soirée. La montagne aride et poussiéreuse où se déroule le film, lieu sec où rien ne semble pouvoir vivre, se pare alors d’une splendide couleur orangée dans les rayons du soleil couchant. Si le film répète souvent les mêmes plans (symboles d’une vie qui n’avance pas), ces images vespérales changent complètement le point de vue que nous avons sur ce décor (correspondant ainsi parfaitement aux propos tenus par le taxidermiste). Ainsi, loin de faire un drame sordide sur le suicide, Kiarostami fait un film d’une grande sérénité. Trouver la beauté à travers l’aridité : une des nombreuses leçons données par le grand réalisateur iranien dans Le Goût de la cerise.
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