La méchanceté humaine atteint probablement son apogée lorsqu’elle se propage avec raffinement : c’est là tout l’enjeu de Sweet smell of success.
Dans un New York des élites accompagné de mélopées suaves d’Elmer Bernstein, c’est la réputation qui fait l’homme. Au centre de ce jeu de dupes, JJ, éditorialiste et figure presque satanique de la presse qui fait la pluie et le beau temps par les ragots ou les éloges qu’il décide de publier. Burt Lancaster, absolument grandiose, secondé dans sa noirceur par un éclairage et une photographie de toute beauté, règne ainsi en despote, conscient de sa supériorité, ne se laissant aller à aucun débordement passionnel. Tout n’est que calcul sur l’échiquier mondain, et plusieurs scènes virtuoses (par la précision des dialogues, par la tension croissante des échanges et les jeux terribles sur les non-dits) montrent un génie dévoilant au moment le plus opportun qu’il a, depuis le début, plusieurs coups d’avance.
Dans son ombre agit le véritable protagoniste du film, un attaché de presse de seconde zone interprété par Tony Curtis. Âme damnée, pourri jusqu’à la moelle, il exécute les basses besognes dans une fuite en avant éperdue de reconnaissance et de succès. Tout ce que JJ a de maîtrise retrouve son écho inversé dans ce personnage minable : en découlent certaines scène imparables, durant lesquelles le sous-fifre pense affirmer sa loyauté par les compromissions les plus misérables : allant jusqu’à prostituer une de ses conquêtes, écumant la ville de ses ragots ou des services à demander à plus puissant que lui, il trouve régulièrement sur sa route des obstacles qui révèlent sa bassesse. Ainsi de cet échange durant lequel il pense manipuler un journaliste devant son épouse, ce dernier préférant lui avouer lui-même son infidélité plutôt que de s’enfermer dans la spirale infernale du chantage. L’humiliation qui en découle pour l’arroseur arrosé est d’une jubilation aussi noire que le sont tous ces intérieurs trop cossus pour ne pas être suspects.
Car dans durant cette nuit sans fin, les méandres prennent l’ampleur de toute la ville : collègues, musiciens, journalistes, et même la police, tous sont de connivence dans un grand chantage qui fausse toutes les conversations : la vérité n’existe plus, la calomnie est le nerf de la guerre ; seuls les plus cyniques et calculateurs tirent leur épingle du jeu.
Au service de ce nœud de vipère fielleux, la mise en scène de Mackendrick joue de la sécheresse : nerveuse et précise, éclatante dans un noir et blanc brillant et opaque, elle dessine tous les contours d’une tension qui confine à la suffocation.
Shakespearien, le drame ne peut que dévier vers la déraison : sur bien des points, Sidney Falco renvoie au Iago d’Othello, et la figure de l’influence démesurée trouverait toute sa place chez le dramaturge. Quant à JJ, les méandres tragiques de l’intrigue le conduisent à s’embourber dans ce qui a jusqu’alors fait son fonds de commerce : les passions. Voulant mêler son influence à sa vie privée pour intervenir dans la vie amoureuse de sa sœur, il fait vaciller tout l’édifice.
Qu’importe la période, la morale sera universellement bafouée, pourvu qu’on ait l’ivresse du pouvoir. Poisseux, acide, et redoutable, Le Grand Chantage est une perle noire de lucidité sur le monde moderne, présenté comme une antichambre de l’enfer.
(8.5/10)