Oui, il existe encore des créateurs qui suscitent des attentes, et qui parviennent à nous faire dépasser les appréhensions qu’on peut avoir face à certains pitchs, voire leur bande-annonce. Car on n’était pas prêt à parier grand-chose sur ce sujet, vendu pour la énième fois comme une « incroyable histoire vraie », qui plus est servi par Jessica Chastain, qui, toute talentueuse et décolletée qu’elle soit, avait laissé froide impression lors de son dernier et très melonesque Miss Sloane, traitant par ailleurs d’un sujet assez similaire. Soit le biopic d’un trajet comme seuls les américains savent en générer, entre ascension méritoire, conséquences immuablement néfastes du succès et voies chrétiennes de la rédemption.
Mais, mais, mais : Aaron Sorkin à l’écriture, capable de vous transcender un biopic du même acabit en Social Network, un film sur le sport (Le Stratège) voire, comble des challenges, de rendre presque regardable un film de Danny Boyle, autre bio de Steve Jobs, et passant pour le coup à la réalisation… Laissons-nous tenter.
Le prologue inquiète un brin, précisément parce que sa furie rythmique semble emprunter à Boyle son esthétique : plans cuts par pelletées, schémas ajoutés à l’écran, vitesse enivrante et logorrhée : il s’agit clairement d’en mettre plein la vue, sur le modèle de ce que faisait sans retenue Scorsese dans Le Loup de Wall Street, dont ce film serait, selon la campagne publicitaire, la version féminine.
Lorsqu’il se calme un peu et met en place la réelle dynamique de son récit, Sorkin sort un attirail qui lui sied davantage : une intrigue sur trois niveaux (l’enfance / les débuts / l’instruction judiciaire), une didactique très maîtrisée pour nous présenter les arcanes du poker et la création de réseaux par la protagoniste (même si l’explication de certaines parties dans le détails, cartes à l’écran en bonus, est assez superfétatoire) : le rythme est efficace, les acteurs pensent bien jouer parce qu’ils parlent très vite, les dialogues sont percutants. Rien à dire, les deux heures vingt ne se font pas trop sentir, et la fluidité de la caméra épouse assez harmonieusement celle de l’écriture.
Reste à savoir ce qu’on a à nous vendre : quand il s’agit de mettre à plat un réseau complexe et les voies de la réussite, Sorkin est parfaitement à son aise, et n’a pas à rougir des comparaisons avec l’aîné Scorsese. Mais dès lors qu’il s’agit de se positionner face à ses personnages, le terrain se fait plus glissant.
Un curieux effet miroir se met en effet en place entre la brillance de l’héroïne et la virtuosité du réalisateur : cet effet tape à l’œil, cette pose qu’on voit autant dans les parties de poker que dans les répliques trop acérées contribuent autant à rendre la mise en scène ostentatoire que la self made woman admirable. D’où la question laissée en suspens : quel est réellement le portrait qu’on nous en fait ? Y’ a-t-il une distance, une ironie, un dimension satirique à prendre en compte ? Rien n’est moins sûr, et cette ambiguïté participe elle aussi de ce rapport qu’ont les américains à la réussite : certes, papa fut très dur avec Molly, mais tout cela a bien payé, et le retour, en épilogue, à la séquence initiale fait du tempérament de gagneuse de notre personnage le sujet essentiel du film.
Car à bien y réfléchir, on a beau jouer la carte du cynisme et nous présenter des personnages à qui on ne la fait pas, la recette reste la même. L’exemple de la scène de psy avec papa sur un banc est en cela symptomatique : les personnages passent autant de temps à déblatérer des poncifs psychanalytiques qu’à montrer qu’ils pourraient ne pas en être dupes.
La jolie Molly a finalement tout d’une sainte, excusée par un nombre incalculable de circonstances et pratiquement honorée par le système qui lui sait gré de s’en tenir à de véritables valeurs, mises en écho par les liens de l’avocat (Idris Elba, qu’on a connu plus subtil) avec sa propre fille.
La musique, particulièrement pénible, résume à elle seule la posture délicate de ce film : une orchestration lyrique, toute en crescendo, qui ne cesse de magnifier les scènes qu’elle accompagne, lustrant un récit trop brillant pour être honnête –ou, au moins, lucide- dans son discours.