Le Grand jeu trompe en quelque sorte son spectateur dans ses premières images. Tout commence comme dans un film muet, où un ballet de portes s’ouvre. On y croise des personnages qui entrent et sortent d’une pièce où semble d’abord se jouer une arrestation feutrée dans un hôtel périphérique. Bientôt, c’est une fuite qui s’invente. La caméra survole toute cette scène, sans s’attacher à un personnage en particulier (nous recroiserons la plupart des figures esquissées par la suite). Passée cette scène, on entre dans le vif du sujet. La caméra s’arrête sur Pierre (Melvil Poupaud) et Joseph (André Dussolier). Leur rencontre apparaît d’abord comme un pur hasard. Mais nous découvrirons très vite que le film ne laisse rien au hasard, les cartes sont jouées d’avance, pourtant les personnages semblent toujours avoir un coup de retard sur le metteur en scène tout puissant. Jospeh apparaît comme celui qui tire les fils de l’intrigue (c’est lui qui décide où va Pierre), mais il les tire très mal, de manière si désarticulée que la réalité lui échappe. Finalement, Le Grand Jeu est un film très bavard avec des dialogues très bien écrits et un sens de l’ironie où chacun en prend pour son grade. La définition de la politique – et du rôle des journalistes politiques ici assimilés à des «commentateurs sportifs» – est assez savoureuse. Car la politique est au cœur du film. Pourtant, si le point de départ du film est l’affaire Tarnac, l’objet purement politique est assez vite évacué. Le réalisateur s’intéresse avant tout aux personnages, à leurs mots, à leur interactions, à leurs dilemmes personnels. Pour cela, il a minutieusement choisi ses acteurs, de Melvil Poupaud à Clémence Poesy, en passant par Sophie Cattani, tous sont parfaitement dans leurs rôles.


Ambition balzacienne et littéraire


Sans ménager son suspense, et ses grands déplacements (on passe de Paris à la campagne avant de finir dans le fin fond du Kent, en Angleterre, sans oublier les librairies, point d’ancrage de l’œuvre « politique » de Pierre), le film est avant tout une fresque sociale (mais sans la pesanteur de l’appartenance à un milieu) où se croise un foisonnement de personnages. Des hommes, enfin, surtout Pierre et les femmes qui sillonnent son chemin. Il est autant question de politique –soit d’exercice du pouvoir et de tactique politicienne – que d’engagement idéaliste et aussi de désengagement. Car Pierre est un personnage central pourtant à côté de sa vie, en retrait. Quand on le rencontre, il a cessé toute activité salariale et ne voit plus grand monde à part son ex-femme. Cette ancien « écrivain prometteur » qui n’a jamais passé le stade du premier livre, a remis en cause le sens de l’engagement idéologique, celui de l’extrême gauche. Il s’est fâché avec ses amis et erre dans un grand manteau sombre, dans des mariages où il redoute de « croiser son ex avec sa fille (qui n’est pas la sienne) ». L’élégance serait le maître mot de ce film aux influences diverses, du roman Sous les yeux de l’occident de Joseph Conrad à Triple agent d’Eric Rohmer, ainsi qu’un sens aigu du verbe. L’action est mise en question, pourtant elle peine à s’accomplir, tant des retards viennent perturber les plans des personnages, ou du moins des obstacles.


« Tout est politique »


L’entreprise de peindre des personnages divers, de leur laisser un espace d’expression est fort intéressante. Ici, les scènes durent, là où on aurait tendance à l’ellipse ailleurs, les personnages expriment leur propre contradiction, échangent, s’observent. Mais cette tendance à vouloir donner sa place à chacun éparpille un peu ce film qui « part dans tous les sens ». On ne sait plus vraiment où l’on est, d’autant que l’évacuation de l’intrigue politique (dont on ne comprend que vaguement les enjeux) parait étrange dans le sens où c’est cette intrigue qui sous-tend tout le film, son sens. Dès lors, Pierre est décrit par les personnages qui l’entourent. C’est d’abord cet homme mystérieux qui lui propose un marché, une jeune fille croisée dans une librairie qui lui rappelle le premier baiser avec son ex-femme, sorte de protectrice à laquelle il n’échappe pas et, enfin, Laura, militante pacifiste, interprétée avec douceur par Clémence Poesy. Tous ces personnages gravitent autour de Pierre, silhouette reconnaissable entre mille, mais qui s’échappe à lui-même tant il laisse les autres faire pour lui, décider pour lui, le guider. Lui, n’est qu’un nom sur les couvertures des livres qu’il écrit (et encore, pas sur toutes les couvertures) et qui sont pris en main par les autres personnages du film, qui ont des conséquences sur une vie politique qui pourtant échappe complètement à Pierre. On ne sait donc plus bien où est l’ambition du film, quel milieu il cherche à peindre. Chaque personnage s’inscrit dans une démarche explicative : «pourquoi j’agis ainsi». Dans l’or et le velours des palais politiques comme au cœur d’une ferme, Nicolas Pariser (qui vient du documentaire politique) cherche à dénouer les intrigues, à faire apparaître ce qui est caché. On regrette donc que cette intrigue très bien menée, faite de nombreux enjeux peu explicités et de lieux divers et bien illustrés, ne dure pas plus longtemps. Une heure quarante à peine, c’est en effet un peu juste pour condenser l’ambition du film qui rappelle celle des nombreuses séries danoises ou norvégiennes qui peuplent les soirées télé d’Arte le jeudi soir – de Borgen à Occupied – où intimité des personnages, dilemmes moraux, politique et journalisme se mêlent au fil des épisodes pour mieux s’imbriquer et former un tout extrêmement foisonnant et captivant sur la durée.


La mise en scène est faite de moments solitaires et de groupes. Ici, on oppose «l’anonymat des grandes villes», à la solidarité des «petits villages». C’est qu’un monde doit s’effondrer selon ces militants, alors ils se préparent à vivre autrement. Pourtant, ce qu’ils ne savent pas, c’est qu’au cœur des palais politiques, tout est déjà joué d’avance. Encore faut-il savoir quand il est bon de sortir du jeu.


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eloch
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le 3 déc. 2015

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