On est aujourd’hui familiers de l’hétérogénéité générique de la carrière des frères Coen, qui se baladent avec la même aisance entre la comédie et le film noir, les délires psychédéliques et l’introspection. En 1993, le public et la critique le sont bien moins, et l’après Barton Fink en déconcerte plus d’un.
La Grand Saut a tout d’une fable de Noël, s’inscrivant délibérément sur les traces de Capra et de sa Vie est belle, et dans la veine du screwball, atténuant la puissance émotionnelle du modèle. Les personnages sont des archétypes, la tonalité est bon enfant et l’intrigue suffisamment tirée par les cheveux pour qu’on n’aille pas lui reprocher ses ficelles. Le recours à un narrateur le confirme, et à plus forte raison une scène assez délicieuse où deux piliers de bar commentent les manœuvres éculées de la journaliste pour se faire remarquer par le pigeon qu’elle veut ferrer, joli exercice de mise en abyme ou les cinéastes paient leur tribut à toute une tradition de l’âge d’or du film noir.
C’est d’abord par son énergie folle que le film se distingue : assumant pleinement leurs rôles caricaturaux, les comédiens s’en donnent à cœur joie pour être à la hauteur : c’est particulièrement vrai pour Jennifer Jason Leigh, au débit de compétition, à la fois garçonne dans un monde d’homme et femme en devenir, face à la jovialité crétine d’un Tim Robbins élastique comme Jim Carrey et le cynisme au cigare du patriarche Paul Newman.
L’intrigue comporte son lot attendu de comique de situation, de mensonges et d’émotion bon en enfant, le tout quasiment dénué de temps mort, multipliant la galerie de personnages truculents comme on en voit depuis les origines chez les frangins, notamment dans Miller’s Crossing.
Mais la véritable jubilation du film est ailleurs : c’est avant tout un exercice de style visuel. Dans un New York expressionniste évoquant le Metropolis de Lang, les frères Coen se régalent. Tout est forme, et l’espace démesuré devient un personnage à part entière, de cette table rutilante, piste d’envol vers le vide au bureau donnant sur l’horloge, de ces vides hyperboliques, signes extérieurs de richesse et indices d’angoisse profonde. Le motif du cercle, gimmick assez génial sur l’invention à venir, sature toutes les étapes du récit et ajoute au fantasque des personnages une fantaisie plastique en tout point savoureuse.
Car la combinaison de cette gestion spatiale et du tempo confère au film une force de frappe redoutable, en témoignent ces scènes maitresses de la fabrication du hula hoop : à la fois satire de la bureaucratie et ode au marketing naissant de la fin des 50’s, le film oscille entre la perfection plastique du Playtime de Tati et la charge baroque du Brazil de Gilliam.
On aurait donc bien tort de considérer ce film comme une pochade mineure dans la filmographie des frères Coen. S’il est certes moins ambitieux ou âpre, moins acide ou grave que leurs plus grands chefs-d’œuvre, il est le témoignage d’une jubilation cinématographique dont peu d’auteurs peuvent se vanter.
(8.5/10)