La période de fin d'année, et en particulier les célébrations de Noël, ont été maintes fois représentées sur grand écran. Que ce soit les adaptations du fameux Chant de Noël (1843) écrit par Charles Dickens, les films destinés à la famille (Le Miracle sur la 34e rue, 1947 ; Maman, j'ai raté l'avion, 1990), les films d'horreur (Black Christmas, 1974) ou encore l'animation (L'Etrange Noël de Monsieur Jack, 1993 ; Le Pôle Express, 2004), le cinéma trouve en cette fête hivernale le moyen idéal de rassembler les publics. Parmi ces différentes productions, La Vie est belle (It's A Wonderful Life, 1946) de Frank Capra est considéré comme un Classique aux Etats-Unis. Dépeignant la vie d'un homme aimable qui tente de maintenir l'entreprise familiale de prêts à la construction, ce long-métrage lorgnant vers le fantastique est empreint d'humanisme, non sans mettre en avant un point de basculement à travers le spectre d'une société insolvable sur le plan économique.
L'œuvre phare de Capra a servi d’inspiration pour Le Grand Saut (The Hudsucker Proxy, 1994) de Joel et Ethan Coen. L’action de ce long-métrage se situe à la fin de l’année 1958. Le spectateur suit la destinée de Norville Barnes (Tim Robbins), grand rêveur venu de Muncie, qui est plongé au cœur de la jungle newyorkaise. Cet homme sans expérience professionnelle se retrouve à la tête de l’immense entreprise Hudsucker, après le suicide de son fondateur. Cependant, une journaliste au caractère narquois (Jennifer Jason Leigh) découvre que le pauvre Barnes est en réalité le pantin du conseil d’administration, mené par l’entrepreneur Sidney Mussburger (Paul Newman), qui est bien décidé à reprendre les rênes de la compagnie. Avec ce synopsis, nous pouvons déjà constater quelques points communs entre le film des Coen et celui de Capra, comme la prise en compte d’un cadre urbain dominé par l’argent et une romance en toile de fond. Ces deux œuvres partagent surtout le même désir de mettre en scène l’ascension sociale, suivie de la chute, de personnages candides pris en étau par une industrie trop influente pour eux.
Avec Le Grand Saut, les frères Coen composent un exercice de style remarquable, rendant hommage à un pan du cinéma américain d’après-guerre, triomphant dans les années 50. Du film noir au drame romantique, le long-métrage remet en avant les genres florissants à l’époque. En ce sens, la direction artistique évoque à la fois le style expressionniste des films noirs et l’architecture des bâtiments dans Metropolis (1927) de Fritz Lang. Filmée en grand angle et en contre-plongée, l’immensité de l’entreprise Hudsucker, monument d’Art déco pur, est évidente à chaque plan. Les décors, costumes et accessoires participent également à la représentation d’un New York suranné. Épaulés par Joel Silver, producteur éminent de films d’action tels que L’Arme fatale (Lethal Weapon, 1987) et Piège de cristal (Die Hard, 1988), les frères Coen, auréolés du triomphe de Barton Fink (1991), bénéficient d’un budget confortable estimé à 40 millions de dollars. Ces conditions de tournage favorables donnent lieu à un spectacle stylisé du plus bel effet, enrichi par des valeurs de plan asymétriques. Cependant, les cinéastes se démarquent de leur modèle grâce à leur ton caustique. Si La Vie est belle met en valeur la détermination du personnage principal (James Stewart) face à un système capitaliste, en mélangeant le drame et la comédie, Le Grand Saut privilégie la satire pour présenter le pouvoir des industries monopolisantes sur les petites gens. Par exemple, l’ascension soudaine de Norville Barnes au sein de Hudsucker est illustrée par un montage révélant les faux semblants du conseil d’administration, les scènes étant reliées par le rire plein d’entrain de l’employé et les ricanements de Mussburger et de ses complices. Ceux-ci, tous mobilisés autour d’une grande table, représentent une seule unité toujours assoiffée de profits. Mussburger se pose comme l’exact opposé de Norville Barnes, c’est-à-dire un ogre avide de pouvoir, cigare au bec, au ton condescendant. A l’inverse, le personnage principal apparaît davantage comme un anti-héros, faisant tâche dans l’environnement industriel et essayant de (mal) jouer un rôle une fois arrivé au sommet. Malgré lui, il grimpe les échelons de la multinationale grâce à son invention enfantine, un cercle matérialisé en hula hoop. Cette forme géométrique parcourt tout le long-métrage en tant que motif visuel : le cercle tracé, l’horloge, les mécaniques du temps symbolisent la condition du citadin dans le monde du travail, la roue de la fortune en quelque sorte. Ainsi, Joel et Ethan Coen soignent l’esthétique de leur film afin d’apporter une cohérence visuelle au parcours du personnage incarné avec malice par Tim Robbins.
Ce qui distingue le plus Le Grand Saut, c’est l’énergie investie dans la mise en scène délibérément démesurée des Coen. Les mouvements de caméra fusent à toute vitesse, les plans frontaux s’enchaînent ; en témoigne la séquence de fabrication du hula hoop, dont l’énergie folle se transmet par la répétition des plans et la musique en fanfare composée par Carter Burwell. La vivacité de la réalisation n’est pas anodine, puisque Le Grand Saut signe la seconde collaboration entre les Coen et Sam Raimi, ici producteur. Celui-ci, réalisateur d’Evil Dead 2 (1987), mélange entre comédie et horreur, avait essuyé l’échec de Mort sur le grill (1985), première collaboration avec les Coen, qui était une tentative de renouer avec l’esprit des cartoons. Dans le cas du Grand Saut, l’ensemble demeure hystérique avec des interprétations bien souvent outrées et un rythme trépidant qui rendrait le visionnage exténuant pour certains spectateurs. Cependant, l’intention est claire : le long-métrage est conçu comme une comédie loufoque (screwball comedy, en anglais). Le portrait satirique du fonctionnement de l’industrie Hudsucker, semblable à l’absurdité du monde du travail dépeint par Terry Gilliam dans Brazil (1985), va de pair avec la gestuelle improbable des comédiens, le bagout incessant de la journaliste incarnée par Jennifer Jason Leigh ou encore le découpage des scènes utilisé de manière ludique (les flashbacks sur la couture du pantalon de Mussburger agrémentant une séquence dans laquelle le personnage est en danger). Le jeu entre accélération et rupture du rythme se cristallise lors d’une séquence dans laquelle l’arrêt littéral de l’espace-temps du film est provoqué par l’horloger (Bill Cobbs), personnage à l’aura omnipotente.
Film « de récréation » pour les frères Coen, Le Grand Saut, échec à sa sortie, demeure pourtant une de leurs œuvres les plus ambitieuses. Doté d’un soin incontestable sur le plan formel, le long-métrage façonne le portrait burlesque d’une industrie mettant en valeur la réussite individuelle. Dans cette satire qui tend le miroir aux sociétés modernes, les réalisateurs, aidés par leur producteur Raimi, y injectent un rythme trépidant propre aux screwball comedies. Norville Barnes, parfait maladroit à la manière de Charlot dans Les Temps Modernes (Modern Times, 1936) et de Monsieur Hulot dans Playtime (1967), représente en quelque sorte le grain de sable qui enraye un temps le programme de la machine Hudsucker. Dynamitant les genres référencés et jouant constamment sur des niveaux de fiction, Joel et Ethan Coen livrent une fable certes trop longue mais qui tire son épingle du jeu grâce à une mise en scène inventive. Comédie bien plus intelligente qu’il n’y paraît, Le Grand Saut met en œuvre, sous le masque du divertissement, la recherche d’un Idéal au sein d’un système brouillant les convictions de chacun. Comme Ave, César ! (Hail Caesar, 2016), mais ça c’est une autre histoire…