C’est avec une curiosité il faut bien le dire teintée de scepticisme que je me lançais dans le film ; curiosité, étant donné sa réputation prestigieuse, et la qualité du matériau de base dont il est adapté ; scepticisme, tant précisément la subtilité de l’œuvre originale de Kawabata me paraissait périlleuse à mettre en scène, même pour un grand cinéaste, et parce que les deux autres films que j’avais pu voir de Naruse ne m'avait précisément pas convaincu qu’il en était un.

Et le fait est que le film ne m’a pas donné tort. Kawabata proposait une œuvre subtile et tout en retenue, dépeignant avec finesse les troubles d’un vieil homme ayant échoué à former une famille fonctionnelle, sa relation ambiguë avec sa bru, à mi-chemin entre le sentiment paternel et amoureux. Il s’efforçait de porter un regard naturaliste et sans concession sur ses personnages, les dépeignant parfois lâches autant que sympathiques, intimidants autant que pathétiques ; refusait la facilité narrative de l’intrigue pour s’attarder sur la routine et le quotidien, en faire jaillir la beauté : s’adonnait à la contemplation du jardin de Shingo, du monde qui l’entoure, et parvenait à lier le tout en une superbe réflexion sur la nature mystérieuse de la vie, mise dans la perspective d’un vieillard qui guette l’approche de la mort, signalée par ce "grondement de la montagne" éponyme.

Naruse, grand adepte du mélo, ne retire de ce roman à la richesse folle que la couche la plus superficielle, à savoir les intrigues sentimentales. Pire ; pour condenser son histoire en une heure trente, il élimine ce qui était pourtant le cœur de l’œuvre de Kawabata : l’observation du superflu, la finesse de l’évolution des sentiments, les questionnements métaphysiques, et trahit complètement l’œuvre originale.

Ce à quoi on me répondra, à raison, que toute adaptation est une trahison de l’œuvre originale ; mais voyons ce que Naruse offre en lieu et place de la finesse de l’écriture Kawabata.

La contemplation est purement et simplement annihilée du film. Le tournesol qui offre à Shingo une évasion mentale de plusieurs pages chez Kawabata est réduit à un plan d’à peine quelques secondes, dans cette séquence d’introduction au montage par ailleurs surprenant de frénésie (comparé au reste du film, j’entends), et c'est à peu près tout ce à quoi le spectateur aura droit. Un constat d’autant plus accablant que par ailleurs le film est doté de qualités plastiques qui lui aurait permis des envolées contemplatives bienvenues.

Mais Naruse, qui apparemment ne s’intéresse qu’à l’humain, ou plus exactement à ses personnages quand ils se conforment aux besoins de son drame manichéen, nous impose une mise en scène tiède et pénible, la plupart du temps très discrète : on pourrait à la limite reprocher un sur-découpage de certaines séquences qui contiennent presque un plan par dialogue – principalement les séquences en extérieur, avec toujours comme motif de resserrer le cadre sur le personnage, comme si définitivement l’aspect contemplatif de Kawabata emmerdait Naruse plus qu’autre chose, et qui trahit peut-être une volonté de dynamiser artificiellement lesdites séquences, sauf que précisément, c’est la finesse de l’écriture de Kawabata et les moments de contemplation qui permettait à celles-ci de rester passionnantes dans le bouquin.

Autrement la mise en scène ne se fait remarquer que lorsqu’elle vient souligner lourdement l’émotion à coups de cadres resserrés et de musique ronflante et péniblement invasive (qui plus est omniprésente à travers tout le film). En témoigne la scène de l’essai du masque de nô, où, au lieu de jouer sur la lumière comme il est précisément décrit dans le livre (bien dommage étant donné les qualités de la lumière durant la plupart du film), Naruse se contente de la facilité : souligner l’effet presque merveilleux que produit le masque sur Shingo (effet qui, du coup, n’existe pas à l’image) avec un thème musical.

L’écriture des personnages n’est pas à l’abri non plus, et est écrasée pour être le plus efficace et univoque possible ; ainsi, l’issue de la séquence où Shingo et sa femme demandent à Kikuko ce qu’elle écrirait dans une lettre de suicide, n’est plus marquée par l’ambiguïté de l’interprétation du regard que Shingo croit percevoir chez Kikuko ; Naruse demande au contraire à Setsuko Hara de pleurer, pour éliminer le moindre doute sur le sentiment de la jeune femme, ce que sa réalisation appuie encore avec les effets patauds que je viens d’évoquer. Et l’œuvre du cinéaste serait donc marquée par la subtilité et la pudeur ? (Au passage, je relève la pertinence de ce choix de casting, tant Setsuko Hara, à qui on demandera toujours de jouer la simplette guillerette ou la simplette désespérée et absolument aucune nuance entre les deux, correspond parfaitement au manichéisme sentimental de l’approche Narusienne.)

Même la relation entre Shingo et Kikuko, seul résidu de la complexité originale du roman (qui, il faut le dire, perd de sa profondeur sans le souvenir de la sœur de Yasuko que Kikuko rappelle à Shingo, mais je comprends aisément pour le coup que Naruse ait sacrifié ce pan de l’histoire pour condenser le scénario), se voit résolue dans un final certes plutôt au-dessus du reste de long-métrage, mais qui n’échappe pas aux travers poussifs du mélodrame, et fait pâle figure en comparaison de la conclusion en suspend du roman, infiniment plus puissante et amère.

C’est sur cette tonalité que le cinéaste a accordée le reste de son film. Tout ce qui est pourrait laisser place à l’ambiguïté est simplifié pour contenir le mélo univoque, l’écriture est réduite à son schématisme le plus grossier, la réalisation a une fonction de surlignage ; la poésie du roman, qui l’étoffait d’une dimension spirituelle, est tout simplement amputée.

VizBas
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le 16 juin 2023

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VizBas

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