Le Hasard s’apparente avant tout à un exercice de style. Kieślowski nous présente successivement trois versions de la vie de Witek en fonction de son retard à la gare : dans le premier récit, le jeune homme prend le train en marche, tandis qu’il est stoppé par un agent ferroviaire dans le deuxième, et qu’il abandonne sa course dans le troisième. L’avenir du personnage se joue donc à quelques secondes près, l’occasion pour Kieślowski d’explorer les questions liées au libre-arbitre ; mais Le Hasard est avant tout un film sur la Pologne, dont la situation politique inspire le réalisateur depuis ses premiers courts-métrages. Dans un pays dominé par le parti, les mouvements clandestins sont persécutés de toutes parts, qu’ils soient de nature syndicale ou religieuse.
Comme dans La Cicatrice, Kieślowski fait de la Pologne de l’époque un poison pour l’homme, quelle que soit sa place dans la société. Au parti, Witek est envoyé pour mettre fin à une grève puis devient le bras droit d’un camarade haut placé, mais la milice utilise sa proximité avec des opposants politiques pour mieux traquer ces derniers, contre la volonté du jeune homme. Chez les catholiques, Witek découvre la foi et se fait baptiser, mais les mouvements clandestins qu’il fréquente sont opprimés par le pouvoir : il finit par perdre ses amis, qui le suspectent de les avoir dénoncés. Enfin, lorsque Witek décide de rester neutre et de mener une vie stable, l’avion qu’il emprunte pour se rendre en France explose en plein vol.
Cette scène finale permet de pointer les quelques faiblesses du récit : le memento mori est forcé, et même si le film entier est un artifice de scénario, utiliser le hasard pour aboutir à une conclusion d’un pessimisme aussi simpliste semble être une démarche un peu vaine. De plus, Witek n’est pas vraiment défini avant que l’on assiste à ses trois destins, rendant ses différentes orientations politiques assez peu crédibles. Bien que le film réfute le libre-arbitre, il semble ignorer que le moule social dans lequel on baigne est déjà bien précis à vingt-quatre ans et que l’on ne s’en extirpe pas si facilement. En ce sens, Le Hasard aurait gagné à durer une heure de plus, afin de laisser à son personnage le temps d’évoluer. Toujours est-il que Kieślowski semble bien plus croire au déterminisme du hasard plutôt qu’au déterminisme social, et même si le contexte historique du film est passionnant, le récit échoue à nous faire adhérer à cette théorie un peu trop romanesque.
Si la charge philosophique du film est sujette à débats, le rapport au couple est quant à lui traité avec une grande maîtrise. Dans chaque récit, Witek noue un rapport différent avec une femme : romance enflammée avec une amie d’enfance, relation platonique avec la sœur d’un ami, ou vie de famille stable avec sa copine de l’époque. Mêler ainsi la thématique de l’amour à celle du hasard laisse entendre que l’âme sœur n’existe pas, et que l’on aime avant tout l’autre car il est au bon endroit au bon moment ; cette conclusion décevra certes les plus romantiques, mais elle est sans doute assez proche de la réalité. Kieślowski cerne avec acuité les différentes facettes de ces relations, laissant au spectateur le soin de les comparer entre elles et de constater qu’elles ont toutes une intensité unique et qu’aucune n’est parfaite. Cette approche du couple mêlée au talent du réalisateur pour filmer le désir offrent au film un ancrage intime et charnel le rendant moins aride.
Enfin, Le Hasard est truffé de magnifiques plans à la fois sobres et empreints de métaphysique dont seul Kieślowski a le secret. La caméra danse avec les corps comme dans les films de Terrence Malick, chaque regard-caméra transcende le spectateur, et puis il y a tous ces symboles illustrant les concepts du film avec une grande poésie : l’absence de libre-arbitre et la mort se voient représentées par un simple ressort descendant un escalier, tandis que deux frères jonglant avec une dizaine de balles évoquent l’infinité des possibles. Les rimes entre les récits contribuent à cette ambiance mystique, tout comme ce thème entêtant, à la fois épique et mélancolique, qui illustre aussi bien le trouble intérieur du personnage que la multitude des embranchements que sa vie peut emprunter. Même si le film souffre de sa densité et de ses rebords un peu trop théoriques, Le Hasard est la première fiction de Kieślowski à mélanger aussi efficacement l’intime et le politique, en plus d’y ajouter une touche métaphysique qui influencera tout le reste de sa filmographie. Le résultat est virtuose, touche en profondeur, et marque un premier aboutissement pour le réalisateur dans sa quête obsessive de fouiller les tréfonds de l’âme humaine.
Site d'origine : Ciné-vrai