La bataille "très terrible" ne prend qu'un chapitre du roman de Tolkien et constitue la majeure partie de l'action du dernier volet de la trilogie "Le Hobbit" de Peter Jackson. Il s'agit d'une séquence époustouflante, mais elle met également en lumière la logique défectueuse de l'étirement du livre de Tolkien en trois parties. Quelle est la véritable histoire ? Comment allons-nous de A à B ? Et, surtout, pourquoi s'y intéresser ?
Et où se trouve Bilbo Baggins dans tout cela ? Le roman est concis, plein d'humour, avec une périphérie sombre, et même au milieu de moments extrêmement tendus, nous avons Bilbo, un petit homme casanier qui se demande comment il a bien pu se retrouver mêlé à toutes ces absurdités. Il n'y a pas assez de Bilbo dans "La Bataille des Cinq Armées". Sa présence manque à l'histoire. Le premier moment légèrement humoristique du film, une lecture de Martin Freeman, survient près de 40 minutes après le début du film et c'est rafraîchissant, mais ca met en évidence le manque d'humour du reste. La "Bataille des Cinq Armées" comporte quelques séquences merveilleuses et le souci du détail est époustouflant (chaque endroit différent est rendu avec une complexité exaltante), mais le film ressemble davantage à un long paragraphe de conclusion qu'à (comme "La Désolation de Smaug") un élément autonome et dynamique de l'histoire.
"La Bataille des Cinq Armées" reprend là où "La Désolation de Smaug" s'est arrêté : Le dragon Smaug (interprété par Benedict Cumberbatch) s'est échappé dans les airs et s'abat sur les habitants sans défense de Laketown dans une guerre éclair de feu. Bard (Luke Evans) devient le leader naturel des réfugiés traumatisés, qui errent, hébétés, devant la destruction de leurs maisons. Une file interminable de personnes dévastées remonte les pentes vertigineuses en direction de la Montagne Solitaire, où elles espèrent recevoir une compensation pour tout ce qu'elles ont perdu. Pendant ce temps, le contingent des nains, ainsi que Bilbon, se terrent dans la montagne pour protéger le trésor, la plupart des nains étant inquiets de la direction de plus en plus paranoïaque de Thorin (Richard Armitage).
Christopher Lee et Cate Blanchett reviennent, brièvement, pour une scène psychédélique de combat mortel avec les spectres de l'anneau qui ne semble pas avoir beaucoup de rapport avec quoi que ce soit (bien qu'elle soit clairement censée être importante), et Gandalf (Ian McKellan) revient de son emprisonnement sur le champ de bataille. Tauriel, l'elfe (Evangeline Lilly), n'a pas grand-chose à faire, si ce n'est aimer un nain, ce qui n'est pas du tout le cas dans son monde. Elle parle d'amour à plusieurs reprises, doucement et merveilleusement, et chaque fois qu'elle le fait, le film entier se dégonfle en masse. L'amour romantique n'a rien à voir avec l'histoire dans son ensemble, et la sous-intrigue amoureuse est tellement obligatoire qu'elle en devient condescendante.
La véritable histoire est celle de la cupidité, ce que Tolkien appelait la "maladie du dragon", et lorsque Jackson se concentre sur cet aspect, la "Bataille des Cinq Armées" trouve son équilibre. C'est un thème fort, de portée shakespearienne, parfaitement illustré dans une séquence cauchemardesque où Thorin, atteint da "maladie du dragon", avide et nerveux, se retrouve aspiré dans un monstrueux tourbillon d'or en fusion. Tous ceux qui ont lu le livre savent que Thorin perd la tête une fois qu'il a l'or sous sa garde, mais Jackson a imaginé cette séquence d'une manière surréaliste et viscérale.
Quand la bataille arrive enfin, elle est formidable. Les armées s'avancent l'une vers l'autre à travers une vaste plaine, chaque groupe déployant ses propres manœuvres et stratégies de combat complexes, maniant son armement spécifique. On pourrait croire qu'il s'agit d'une scène coupée du film "Les 3 Royaumes" de John Woo, ou qu'un équivalent pointilleux de John Keegan pour la Terre du Milieu a été consultant sur le film, fournissant des informations sur le fonctionnement de l'infanterie naine et la façon dont les elfes se déplacent en formation. La séquence est une gigantesque pantomime de carnage qui conserve tant bien que mal le sens des relations spatiales et de la tension émotionnelle (on assiste à un formidable face-à-face entre Thorin et le chef des Orques sur une plaque de glace, près d'une chute d'eau gelée dangereuse).
Peter Jackson a consacré une énorme partie de sa vie à la création de ces films et, pris dans leur ensemble, ils constituent un accomplissement majeur. "Le Hobbit" aurait peut-être été mieux servi s'il n'avait été qu'un seul film : en forçant l'action à être condensée en une seule ligne de fond, la narration aurait eu plus d'urgence, il y aurait eu moins de place pour le "gras" de l'histoire, il n'y aurait eu aucune déviation de ses thèmes généraux. L'aspect de la construction du monde dans les films est passionnant, et certains espaces créés dans les trois films "Le Hobbit" sont inoubliables.
Mais ce petit quelque chose de magique manque dans "Bataille". On en a des aperçus, des aperçus d'une véritable émotion : l'amitié entre Thorin et Bilbo, Bilbo qui se retourne pour regarder la rangée de nains qui se tient dans l'embrasure de la porte, la dernière conversation avec Gandalf et le dernier moment du film. Ces moments sont beaux ; ces moments sont présentés de manière concise, forte et ouverte. Voilà, l'histoire est là.
Tolkien a compris l'attrait du foyer, d'une bonne pipe et d'un bon feu de cheminée, d'être entouré de ceux qui vous connaissent, où la vie est sûre et où votre rôle est défini. Bilbo Baggins est poussé hors de sa zone de confort et doit trouver des solutions dans des circonstances extraordinaires. Frodon a eu le même rôle dans la trilogie du "Seigneur des anneaux". Ces voyages sont épiques, mais ils s'appuient sur des détails familiers qui nous permettent de comprendre et de sympathiser. Les hobbits sont constamment sous-estimés. Ils se sous-estiment eux-mêmes. L'œuvre de Tolkien fait appel à une grande anxiété universelle : serais-je à la hauteur d'une tâche similaire ? Comment m'en sortirais-je si on m'appelait ? Serais-je courageux ? Ou est-ce que je céderais ? Dans ses meilleurs moments, les films de Jackson approfondissent ces questions. "La désolation de Smaug", le deuxième volet de la trilogie, que j'ai adoré, est le plus fort des trois films, car il n'oublie jamais qu'au cœur de celui-ci se trouve une petite créature qui est submergée par la peur, et qui doit quand même être courageuse.