Les frères Dardenne, en bon Loach belges, se sont toujours emparés de ce que la société offre de plus sensible. La question de la radicalisation de la jeunesse musulmane semble donc un sujet on ne peut plus légitime dans leur œuvre, et Le jeune Ahmed va donc suivre sur un temps assez court le parcours d’un jeune homme qui fabrique son propre petit jihad.
Deux ellipses majeures construisent toute la densité d’un récit resserré sur 80 minutes : la dérive vers le fanatisme, qui est déjà acté dès les premières minutes, et les conséquences du premier acte criminel du jeune homme, une tentative de meurtre sur une prof qui se solde par un échec et une incarcération. Ce qui compte – ce qui a toujours compté pour les Dardenne -, c’est de s’accrocher au personnage, au fil de plans séquence en temps réel, où la caméra suit mécaniquement chacun de ses gestes, documentant son univers à l’écart grandissant des autres.
La question éventuellement polémique de l’amalgame est éludée dès le départ, par le portrait d’une famille dans laquelle les femmes sont modérées et émancipées, ou lors d’une réunion où l’on devise sur la nécessité, partagée par certains, d’apprendre un arabe qui soit contemporain et non exclusivement issu du Coran.
Le cinéma des Dardenne est celui des gestes, et Ahmed y trouve un rôle tout à fait exploitable, dans son rapport obsessionnel à la pratique de sa foi. Les ablutions, les horaires des prières, la récitation ponctuent la vie du jeune homme, dont le titre n’insiste pas inutilement sur la jeunesse, tant il semble un enfant en mal d’un cadre qui pourrait le rassurer. La manière dont les séquences, assez répétitives, traitent ses protocoles et la crispation qu’il ressent face aux « apostats » ou aux entorses venues de l’extérieur (serrer la main à une femme, se faire lécher par un chien, embrasser sa mère après ses ablutions…) le présentent quasiment comme un individu atteint de troubles autistiques, et c’est probablement ici que, très discrètement, se loge le regard des cinéastes sur leur sujet. Alors que le gamin demeure opaque, voire n’existe pas psychologiquement, ce sont ses actes qui le trahissent, et l’écriture insiste pour identifier des (non) motivations qui n’engagent que lui, échappant à l’imam radical bien embarrassé par son geste irréfléchi.
Face à lui, un autre protocole : celui des institutions, scolaires d’abord, puis sociales dans un univers carcéral sur lequel on insiste avant tout sur les processus mis en place en vue d’une réinsertion. Le regard est bienveillant, et contribue à l’humanisation d’un individu qui, par les larmes d’une mère, le dévouement d’une prof ou la naissance du désir chez une fille de ferme, vit en écho sur les autres, et permet aux réalisateurs de développer une tendresse qui outrepasse la carapace qu’il tente -maladroitement – de se construire. C’est ici que se construit la justesse du film, qui, sans juger, accompagne un gamin qui s’obstine, et demande au monde le conflit (« ils font trop les gentils avec moi, je n’aime pas » dit-il après sa première visite à la ferme) avant de tenter la roublardise d’un jeu qui pourrait le tromper. Mais, sans cesse, le regard authentique des cinéastes perce le mystère, met à nu cet être fragile qui s’entête dans l’erreur, et lui impose, malgré lui, la tendresse d’un monde qui lui tend les bras.
Un parcours subtil, donc, qu’on aurait aimé voir s’achever d’une autre manière.
Cette chute finale, dans les deux sens du terme, a de quoi déconcerter, laissant entendre qu’un bon traumatisme physique est à même de remettre les idées en place, d’implorer maman et le pardon à sa victime. Morale abrupte et absconse, volonté d’écriture au forceps dont on se serait volontiers passé et qui fait voler en éclat bien des subtilités précédentes, comme s’il fallait clôturer une existence qui ne demandait qu’à avoir l’avenir, même cahotant et incertain, devant elle.
(6.5/10)