Raoul Peck, quand l’idée de ce film lui est venue, a dû immédiatement se rendre compte de ce qu’il ne pouvait pas faire, à savoir mettre en scène la pensée marxiste (bien que le projet de réalisation d'un long-métrage sur "Le Capital" exista bien il y a quelques décennies). Beaucoup plus modestement, il a centré son projet sur l’effervescence d’une époque, celle qui précéda l’important moment révolutionnaire de 1848 qui traversa toute l’Europe d’alors. Marx en Allemagne, Marx à Paris, Marx en Belgique puis à Londres. Moment qui dévoila le rôle désormais prédominant de la classe bourgeoise, de son idéologie, et son emprise implacable sur toute la structure sociale au seul profit de ses intérêts particuliers ; un monde où régnaient désormais « les eaux glacées du calcul égoïste ». Un monde, et cela n’échappera pas au plus grand nombre, qui est toujours le nôtre malgré tous les bouleversements qu’il a traversé et les travestissements "démocratiques" qu’il s’est donné.
Raoul Peck se place clairement du côté du refus d’une fatalité de ce monde-là et se positionne donc dans le camp des révoltés, de tous ceux qui ne peuvent se satisfaire de ce sordide renoncement à un monde commun où chacun pourrait trouver sa place et exercer sa liberté d’exister, de vivre une vie digne de ce nom.
La figure du jeune Karl Marx, sa personnalité exceptionnelle mais pourtant si humaine, s’imposait alors naturellement pour figurer cette époque de dévoilement d’une réalité historique qui a trouvé les moyens de se perpétuer jusqu’à aujourd’hui derrière ses masques multiples. Et c’est en ce sens que Marx demeure pleinement notre contemporain, n’est nullement enterré en un passé révolu comme voudraient le faire croire les adeptes de la servitude volontaire et tous les chiens de garde de ce système social inique. Et il n’était pas seul ; c’est pourquoi apparaissent, même furtivement, les nombreuses figures de ses compagnons de révolte. Compagnons qui concrétisent ce qui accompagne toujours l’idée révolutionnaire en action dans son moment vivant : l’amitié, la générosité, la passion d’être et d’agir, le partage, le courage de faire face à la négativité et à l’adversité.
Simpliste ce film ? Sans doute si l’on attendait de lui ce qui n’était pas son propos et son ambition et si l’on occulte ce qui dans le jeune Marx devrait nous être proche si nous n’avons pas sombré dans le renoncement et l’insignifiance. Raoul Peck a su trouver un équilibre, évitant la pesanteur didactique mais transmettant la vivacité du mouvement de la pensée critique en cette époque; réalisant ainsi un film qui puisse demeurer accessible au plus grand nombre sans se perdre dans la niaiserie.
Il n’est pas interdit de se tourner ensuite vers les ouvrages qui le parcourent :
-« La loi sur le vol de bois » (1842) https://www.senscritique.com/livre/La_loi_sur_le_vol_de_bois/10970774
-« Critique de l'économie politique » (manuscrits de 1844) Marx est à Paris https://www.senscritique.com/livre/Critique_de_l_economie_politique/136400
-« La sainte famille » ou « Critique de la critique critique » rédigé à Paris par Marx et Engels en 1844 https://www.senscritique.com/livre/La_Sainte_Famille/8468801
-« La Situation de la classe ouvrière en Angleterre en 1844 » rédigé en allemand par Engels et publié en Allemagne en 1845. https://www.senscritique.com/livre/La_situation_des_classes_laborieuses_en_Angleterre/133233
-"L'idéologie allemande" écrit en collaboration par Marx et Engels en 1845 et 1846. Ils ne purent alors trouver d'éditeur. "Nous abandonnâmes d'autant plus volontiers le manuscrit à la critique rongeuse des souris que nous avions atteint notre but principal, voir clair en nous-mêmes." (Marx) https://www.senscritique.com/livre/L_ideologie_allemande/11307128
-« Misère de la philosophie » (1847), rédigé en son exil à Bruxelles après son expulsion de France. https://www.senscritique.com/livre/Misere_de_la_philosophie/8464466
Par ailleurs, et d'une manière tout à fait comique, certains semblent vouloir reprocher à Raoul Peck son engagement et son admiration non-dissimulée pour Marx. Comme si l'on pouvait se poser en toute impartialité en ce domaine qui détermine les choix historiques, les genres de vie qui seront les nôtres et en finalité le devenir du monde. Comme si eux-mêmes n'étaient pas, mais avec beaucoup moins d’honnêteté et de courage que Peck dans leur prise de position, des anti-marxistes et des anti-communistes; s'opposant par leur argumentaire détourné à une pensée critique globale qui leur semble continuer à menacer leurs petits avantages et privilèges. Et que peu importe la pertinence de cette critique, la profondeur de ses analyses et sa justesse, si elle remet en cause leur petit confort immédiat.
Oui, ils sont vraiment très drôles tous ces "impartiaux", dès que l'on distingue chez eux la prédominance absolue du "Ma gueule" et de leurs petits intérêts de classe.