A ma connaissance, il y a eu très peu de films sur Karl Marx et le personnage en lui-même est assez peu apparu au cinéma. J'étais donc curieux de voir comment on pouvait retranscrire les "débuts" de Karl Marx dans le paysage intellectuel de son temps. Le film allait-il être trop technique, trop vague, trop partisan ? Comment peut-on retranscrire à l'écran un personnage comme Marx, surtout jeune ?
Disons pour être honnête que le film est plutôt bien fait cinématographiquement. La photo est pas mal, les acteurs sont bons, le fait de passer de l'allemand au français à l'anglais avec des acteurs de différentes origines est plutôt plaisant ce qui montre une certaine rigueur et une certaine maîtrise des codes du cinéma. Les décors sont bons bien que les acteurs soient assez basiques dans leur jeu - mis à part Olivier Gourmet qui est juste excellent dans le rôle de Proudhon, il a une vraie prestance, c'est un acteur très charismatique avec un timbre de voix très agréable. L'immersion du film est bien amenée, on ressent effectivement cette époque bien spécifique à Marx, l'ère de la révolution industrielle, où la société change radicalement, sur le plan technologique et intellectuel, où les socialistes forment une intelligentsia, où l'on voit différents groupes sociaux, où le mot "prolétaire" apparaît, où le mot "communisme" est réactivé, un nouveau langage naît. On montre également l'intérieur des usines textiles, qui est très féminisée (il me semble que c'est un domaine qui se féminise vers 1810, notamment parce qu'on payait 2x moins le femmes).
Maintenant, après la séance, on se demande encore quelles étaient les intentions du film, était-ce un film sur les idées de Marx ou sur Marx lui-même, est-ce un éloge aux idées ou à l'homme ? Force est de reconnaître que malgré sa qualité cinématographique que je lui reconnais volontiers (qui forme l'essentiel de la note), le film prend très peu de recul sur son sujet.
Karl Marx n'est pas montré ici comme il était considéré à l'époque, c'est-à-dire un simple agitateur dont les théories étaient à peine entendues, dans le film on nous le montre certes jeune et arrogant, mais un peu trop idéalisé à mon goût, surtout que la fin du film laisse penser qu'il serait à l'origine des révoltes de 1848, ce qui est faux. Cela aurait été intéressant de montrer le parcours initiatique de Marx, ce qui l'a amené à penser ce qu'il pense, connaître ses vraies références, ici il est simplement montré comme un homme qui sait et qui prêchera sa bonne parole, sans remise en question, le film d'ailleurs souhaite lui donner raison en montrant au spectateur un environnement assez manichéen (comme le conçoit les marxistes, le film suit le point de vue de Marx), mais pas spécialement représentatif de son époque, à savoir la misère qui entoure des villes comme Manchester.
Le film montre une période assez spéciale de l'histoire, qui compose le début de la sociologie, c'est-à-dire le moment où les intellectuels vont sur le terrain pour rencontrer les ouvriers, Friedrich Engels (et c'est bien montré dans le film) est le premier affecté par ce qu'il voit. En soi, ce qui est représenté dans le film, c'est ce que les auteurs Marx et Engels ont observés, mais le film se sert de cela pour faire croire que la situation à Manchester est représentative du monde européen lors de la révolution industrielle, comme pour légitimer les propos de Marx, que le réalisateur admire certainement. Ce procédé me semble légèrement malhonnête, même si on tente de montrer les faiblesses humaines de Marx, son comportement hautain, ce n'est jamais remis en question, la vision de Marx n'est jamais remise en question dans le film. Tout va clairement dans le sens du personnage.
La réalité, c'est la grande majorité de la population n'est pas représentée par le prolétariat exploité en métropole mais bien par les artisans, souvent "petits-patrons" avec 3 ouvriers maximum, la plupart sont des paysans et - il faut le dire - Marx les méprisait. Pourtant, ce n'est jamais clairement dit dans le film, on tente encore de faire croire que le constat de Marx et Engels s'applique partout, quelqu'un qui n'a pas le recul historique ne peut pas le savoir.
Les paysans sont vaguement montrés au début du film, dans une scène assez étrange tant elle n'apporte rien au reste du film, lorsqu'ils se réfugient tous dans une forêt pour prendre du bois et qu'ils sont sauvagement passés à tabac et assassinés par la répression policière. Marx a écrit au début de sa vie sur ces paysans qui volait du bois dans les forêts germaniques, il faut savoir qu'à l'époque, les capitalistes tentaient en quelque sorte de "privatiser" les forêts pour faire marcher les usines. Au final, ils sont simplement montrés dans le film, mais sans plus. Cela sert juste de sensationnalisme pour susciter un biais chez le spectateur dès le départ.
Le point de vue de Marx se poursuit également lorsqu'il se rend à Paris et rencontre Proudhon, un Paris à l'époque où il y a une forte communauté allemande, et c'est là que le grand défaut du film fait le plus surface. Encore une fois, on interroge jamais le personnage Marx, on interroge jamais le fait qu'il vive des rentes de son ami Engels, qu'il est entretenu, que ses théories ne valent absolument rien dans le milieu intellectuel de l'époque, surtout à Paris où le socialisme n'est pas du tout l'apanage de Marx. En effet, à cette époque, le socialisme n'avait pas attendu Marx pour apparaître en France. On ne montre que Marx qui se construit par Proudhon mais on occulte totalement le fait qu'il n'a eu aucun écho en France. A l'époque, on avait déjà les communistes icariens (jugés mous), les néo-babouvistes qui théorisaient déjà la révolution, les fourriéristes, Pierre Leroux, des journaux comme Le Populaire, lorsque Marx écrit en France il y a énormément de "conflits" entre les mouvements socialistes. La presse ouvrière existe à l'époque, et la rencontre entre les intellectuels et les ouvriers était très récente pour l'époque, il y avait autant de presse qu'il n'y avait d'ouvriers et comme le passage avec La Ligue des Justes le montre, les ouvriers et les mouvements ouvriers détestaient les intellectuels. Marx représentait surtout une sorte de communisme élitiste pour l'époque. Avant la révolution de Paris, il y avait déjà des révolutions en Italie du Sud. Le film essentialise encore une fois le rôle très mineur de Marx. Il y a clairement pas à dire, de toute façon, la jeunesse de Karl Marx n'est pas vraiment la meilleure période pour en faire son éloge.
Le film se termine alors que Marx n'a que 30 ans. Le film ressemble plus au final à un film sur la rédaction du Manifeste du parti communiste plutôt que sur Marx dont l'apport a été très très petit dans l'histoire de la pensée intellectuelle au moment où le film se déroule.
Bref, bien que subtil, le film manque d'honnêteté et il est clairement, selon moi, un hommage de partisan destiné aux partisans. En ce qui me concerne, je suis pas tout à fait le public visé. Il est évident, que ce film a surtout pour but de mobiliser, le réalisateur se sert du grand écran comme support pour susciter l'envie de révolte chez le spectateur, cette volonté de "transformer le monde", comme Marx le préconise dans le film.
Un autre reproche au film c'est qu'il manque de barricades, qui était pourtant très présentes pour l'époque, je pense qu'une scène de barricade aurait pu donner quelque chose d'intéressant cinématographiquement, plutôt que des scènes de banquets pas spécialement intéressantes par moment.