Inondé du bleu de l'envoûtante Léa Seydoux, je découvre hier soir l'oeuvre d'un cinéaste à l'origine de nombreuses dissensions. Comble absolu : c'est cette dernière et le business cinématographique simplet qu'elle engrange en deux battements de cils, ainsi que la réadaptation de Benoit Jacquot (2015) qui me poussèrent tout honteux à entrer dans l'oeuvre de ce que je considérais déjà, malgré tout, comme un maître. Pour répondre de la différence qualitative entre les deux versions, c'est celle de Luis Buñuel qui l'emporte, assurément : bien que pourvue d'une image sublime et d'une subtilité des personnages peut être plus aboutie, on a le sentiment aujourd'hui récurrent qu'il ne s'agit que d'un prétexte pour rincer l’œil et utiliser des thèmes "actuels". Rappelons-nous que l'antisémitisme que Jacquot présentait comme l'un des thèmes centraux n'est que relégué à l'arrière arrière plan.
Adapté du roman du même nom d'Octave Mirbeau (1900), Le Journal d'une femme de Chambre propose un réquisitoire grinçant et irrévérencieux contre la servitude -sous toutes ses formes- et la hiérarchie humaine qui s'installe au sein de domaine campagnard dans lequel est brinquebalée Célestine, mais aussi à une échelle plus haute avec l'antisémitisme et le nationalisme croissant, Mirbeau écrivant alors en réaction à l'affaire Dreyfus et aux remous et divisions qu'elle engendra.
Subversif et subtilement impitoyable comme les œuvres de bon nombre des artistes passés par le courant surréaliste, Buñuel surmonte les tranquilles pépiements et bourdonnements ruraux au calme apparent pour en faire un lieu lui aussi corrompu. Arpentant chaque recoin labyrinthique du Prieuré d'une caméra précise construisant des plan chargés de connotations (au travers de zooms ou de postures hiérarchisant les relations), le réalisateur nous livre de façon radicale, et ce dès les premières minutes, un décor de huis-clos tel un vase retenant une eau croupie et des fleurs jaunies par leur déracinement.
Construite de façon décousue et hétéroclite, la critique acerbe contre la bourgeoisie française et les mœurs et pensées corrompues par le racisme, la soif de pouvoir et la frustration sexuelle de chacun accordent au film une certain lourdeur et une impression de fouillis qui viennent d'abord gâcher les atouts que l'on retrouvera plus tard. Le montage séquentiel en saynètes comiques et souvent teintées d'absurde, bien que superbes, ne trouvent pas de rattachement absolu entre elles et vivent indépendamment comme les pièces closes et uniques du grand domaine des Monteuil. A chaque personnage est accordé une personnalité et des défauts propres et délimités jusqu'à l'exagération du jeu et l'univoque, permettant d'attaquer tour à tour et d'allégoriser chaque défauts d'une société à laquelle Buñuel s'oppose. L'équilibre n'est pas trouvé, mais l'idée fonctionne.
Dans les couloirs et pièces parées à outrance d'objets, tous plus exotiques et "honorables" les uns que les autres, sont disséminés trois "monstres" : Madame Monteuil, incarnation frigide et impersonnelle de la frustration et du matérialisme, ainsi que Monsieur Monteuil père et fils, représentants des frustrations sexuelles, l'un fétichiste des bottines, le second sorte de bête sexuelle avide de ce qu'il appelle "amour". Apparaissent aussi de nombreux autres personnages non pas "hauts en couleurs" mais plutôt "hauts en contrastes". Buñuel attribue à chacun des symboles percutant qui rappelle le courant auquel il a appartenu.
Jeanne Moreau, quant à elle, incarne à merveille ce personnage insaisissable : bien que statique et arborant la monotonie que lui attribue sa condition, son jeu la fait passer par diverses expressions qui nous laissent à penser qu'elle n'est jamais si soumise que ça. Elle, reléguée dans l'ombre et dont le point de vue n'est presque jamais donné, agira sur l'intrigue pour au final s'emparer de la place qui lui convienne réellement. Buñuel modifiera l'intrigue originelle selon sa vision encore plus cruelle de ce monde : Célestine épouse le Capitaine Mauger, inversant ainsi les rapports de servitude, mais se tenant en même temps asservie et enfermée face au choix qu'elle aurait aimé suivre.
Le journal d'une femme de chambre apparaît donc comme une oeuvre essentielle et nécessaire, mais époussetée de toute grandes lignes comme de la morale de son héroïne ambivalente, peut être trop peu efficace.