Je m’appelle Alphonse, je suis titulaire d’un master en relations internationales et je suis chauffeur Uber, la vie est ainsi faite. Je suis travailleur indépendant. Je me fais très légalement exploité par un petit patron qui, dans le cadre de la loi LOTI met à ma disposition une voiture de couleur sombre, lui-même se fait dépouiller par une multinationale américaine. L’objectif est que Parisiens et touristes puissent bénéficier de berlines récentes avec chauffeur à moins de dix euros, le tout avec bonne conscience. Le fisc s’est réjoui que le monopole des taxis, artisans poujadistes aux mœurs fiscales souvent obscures, soit balayé. Chez Uber, tout est déclaré, tout est transparent et l’État perçoit systématiquement sa dime. Fin 2016 un conflit a opposé les VTC à la préfecture sur l’utilisation des couloirs de bus. La Cour de cassation nous avait donné raison, le mot d’ordre était de foncer, la police laissait faire. Puis, un ministre a pris conscience que si tous les privilèges des taxis étaient supprimés, l’Europe exigerait peut-être le remboursement de leur licence… La Cour s’empressa de nous donner tort et, dès la semaine suivante, les forces de l’ordre verbalisaient. Les prunes tombaient comme à Gravelotte. Je fus l’un des premiers à en bénéficier, la consigne était de contester. Six mois plus tard, je recevais une convocation pour le greffe du tribunal. Un greffier m’y remis une citation à comparaitre devant le tribunal de grande instance.
Les prévenus pénètrent les uns après les autres dans une salle d’audience vide et propre. L’horloge murale est bloquée sur un surprenant 9h47. La cour ! Sur une trentaine de convocations, seuls neuf présumés délinquants sont présents. Un chauffeur et deux patrons de VTC, un commercial, un plombier, deux étudiants, un cycliste retraité et moi. Nous sommes tous redevables de contraventions pour avoir emprunté une voie de bus ou des trottoirs, pour un stationnement sur un passage pour piétons, pour un refus de présentation de permis de conduire ou pour des manœuvres dangereuses. Fatigué, le greffier s’exprime peu. Le juge est bonhomme, paternel et attentif. L’avocat général joue son rôle de méchant à la perfection. Les affaires s’enchainent. Nous aurons deux suspensions de séance, le juge et le greffier se soignent, la justice est malade.
Je suis le dernier à passer. J’ai assisté à neuf scènes, qui toutes brodent sur la même trame. L’avocat général présente l’affaire, puis se lève pour requérir en insistant sur les dangers potentiels : l’enfant de petite taille qui joue dans la rue, la vieille dame qui traverse sans prévenir. La ville est une jungle. Le juge nous écoute, puis très vite prend la parole. Dans un sourire, il nous reconnaît des circonstances atténuantes. En conséquence, nous sommes tous condamnés à l’amende minimale, celle du PV initial, plus une trentaine d’euros pour frais de procédure. Les récidivistes comme les autres. Les deux compères prennent un plaisir manifeste à citer d’innombrables articles. Si les agents de police pouvaient, autrefois, montrer une mansuétude (presque) coupable, désormais, les infractions sont constatées par caméra, oubliez toute forme d’indulgence ! Le cycliste a tenté de plaider non coupable, il n’a fait que mordre sur un trottoir : l’avocat général s’est surpassé, les vieilles dames s’osent plus sortir pour acheter leur pain, agressées de toute parts par des deux-roues impudents et indisciplinés. Pas moi, lui a-t-il répandu. Peut-être, mais le procès-verbal n’est pas contestable, nous n’aviez rien à faire sur ce trottoir, les cyclistes doivent être mis au pas, vous êtes le premier, d’autres suivront ! Il osa contester le montant de l’amende, 130 euros, le prix d’une bicyclette, c’est excessif, voire confiscatoire. Du tout, nous ne confisquons pas le vélo ! Il sembla, un instant, le déplorer. Quoique, le juge n’ôta aucun permis de conduire, officiellement pour ne pas priver les condamnés de leur outil de travail, peut-être aussi pour ne pas priver la justice de justiciables.
Ces derniers sont comme sidérés. À deux reprises, ils ont manifesté l’intention de défendre leur cause, le magistrat a instantanément durci son ton et rappelé que l’amende de quatrième catégorie, c’est un maximum de 750 euros. À bon entendeur... Les prévenus ont compris. Nous sommes instamment priés de nous réjouir de la mansuétude du juge, d’ailleurs, si nous réglons avant 30 jours, nous bénéficierons du fameux abattement de 20 %. Payez et payez vite. Tout était joué d’avance. Je rejoins trois de mes compagnons chez les greffiers. Ils n’ont qu’un mot à la bouche : des vaches à lait. Le Moloch a faim.
Que David Dobkin me pardonne ce détournement.