Deux fugitifs s’embarquent dans la nuit sur le lac aux oies sauvages. Le bateau perce dans un brouillard dense qui déploie la lumière de la lune. Penchée sur l’eau, la « nageuse » voit son visage parcouru d’ondes propulsées sous la pression du bateau. Dans l’eau trouble, le reflet du visage tourmenté de Kwai Lun-mei est investi d’imperfections et d’accidents. Si le film porte le titre du Lac aux oies sauvages, c’est peut-être aussi qu’il partage avec son environnement cette nature trouble qui brouille la vision d’un spectateur en quête de points de repère visuels, sonores et culturels. Aujourd’hui encore, et surtout dans un contexte d’émergence significative du cinéma politique d’Asie dans les grandes salles d’Occident, il est courant d’entendre certaines voix annoncer qu’elles aiment ou n’aiment pas le cinéma chinois (voire d’Asie lorsque tonton un peu raciste polémise pendant les fêtes de Noël). A leur figure, Diao Yi’nan tend ce miroir d’eau trouble. La narration, la forme et le style naviguent toujours sur ces entrelacs de registres. Le film devient manifeste, à l’échelle d’une bataille de gang dans la banlieue de Wuhan, d’une volonté d’inspirer la considération mondiale devant un cinéma qui ne doit au pouvoir unilatéral que la contestation qu’il provoque : à l’unité se substitue l’explosion en éclat des images, des genres, des rythmes, des langues, des visages, des histoires et des formes.
Les mafias de Wuhan se disputent le partage de la ville. Zenong, l’un des chefs de clan, piégé par un groupe rival, tue accidentellement un policier lors d’une confrontation. Le reste du film déploie une immense chasse à l’homme déconstruite temporellement et spatialement entre Wuhan, la banlieue et le lac aux oies sauvages. Sur ce dernier fourmillent les « nageuses », chargées du confort sexuel des touristes. Rattrapée par cette marginalité tentaculaire qui se déploie autour des murs de Wuhan, il y a l’instance policière, troublée, elle-même naviguant impétueusement entre l’ordre et la discorde. Tout grouille dans un compost en bas fond, les paumés, les drogués, les tueurs, les prostitués, les antisociaux, les asociaux. Le film, en voltige permanente au-dessus des classifications de genre, se calque sur cette difformité. Ce qui s’abat sur ces acteurs noyés dans leurs différences agglutinées, c’est l’ubiquité de la surveillance, c’est le dispositif. Alors Diao Yi’nan compose son film avec cette finesse de réalisation qui consiste à contaminer la technique. Le cinéma devient autant le dispositif de surveillance que la peur qu’il entretient : regard pervers puis distant, course effrénée puis ralentie, relancée puis contredite, malmenée puis dirigée. Diao Yi’nan emprunte aux dispositifs de surveillance la confusion des images et des informations qu’ils dispense, l’éblouissement du trop qui répand la cécité dans les bas-fonds du corps social, puis il devient lui-même malvoyant quand il oublie de cadrer les clés du récit, de comprendre l’ambivalence des personnages. Si le miroir que brandit Diao Yi’nan est trouble, c’est parce que la réalité qu’il reflète est aussi trouble : voilà le propos qui abreuve Le Lac aux oies sauvages. La vérité n’existe qu’en éclat, en contradiction, en paradoxe et en mutation. On pense aller voir un film garni des formalités canoniques du film de gangster ; ou bien devant l’affiche on pense à l’héritage que commence à semer le cinéma de Wong Kar Wai dans les productions chinoises et hongkongaises, voltige élégante de couleurs et lumières dans une intimité tortueuse et muette ; on pense peut-être au cinéma politique et frontal de Tsui Hark, succession coup de poing d’images hallucinées rejoignant une frénésie d’avant-garde avec le film de combat. On pense beaucoup. En réalité, pris dans l’élan de ce désir de morceler les autorités, Le Lac aux oies sauvages emprunte un peu à toutes ces sources, mais pour mieux désamorcer leur influence. Les scènes à suspens reposent essentiellement sur ces petites fausses pistes qui retentissent et surgissent çà et là dans l’image, empruntant au cinéma d’horreur ce système de crescendo qui diffuse l’angoisse de la confrontation finale ; et puis la scène s’arrête, le système déraille. Au final un peu moins de deux heures auront suffi pour permettre à ces oies sauvages de court-circuiter les attentes d’un public, celui-là même qui pensait pouvoir plaquer sur sa compréhension du film une conception ignare d’un soi-disant « cinéma de Chine ». C’est que le cinéma est mutant, c’est que la Chine est mutante, flattée ou bouleversée depuis quelques décennies par une transformation de son territoire et de son statut à l’international : d’une part l’émergence d’une classe moyenne, d’un marché domestique, d’une politique réformatrice qui vise à libéraliser le système social et économique ; de l’autre une répression continue des dissidents politiques, un ralentissement des naissances dont l’impact est considérable sur une économie globale qui progressait en flèche depuis vingt ans. La Chine bouge et se meut à pas de géant. Comment vivre, embarqué dans une fusée dont la trajectoire reste incertaine, sans être constamment gagné par la paranoïa ? Le Lac aux oies sauvages, c’est cette société malade, incapable de s’ancrer dans un paysage propre, c’est ce petit monde de dissidence qu’on trouble en y disséminant la surveillance par dispositifs dérobés. Mais Le Lac aux oies sauvages, c’est aussi la survivance de ces voix éparses qu’on voudrait muettes par leur agglomération, par la psychose, c’est le manifeste du marginal dans un système uniformisé. Osons paraphraser Delon, parce que Zenong est un peu comme le héros du Samouraï, surveillé, poursuivit, accablé par le dispositif pervers des flics d’un côté et des gangsters de l’autre : Le Lac aux oies sauvages, c’est l’histoire d’un monde qui ne meurt jamais, « jamais vraiment ».
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