La seule présence de Jean-Pierre Léaud charrie tellement de fantômes que, tout comme La mort de Louis XIV il y a un peu plus d'un an, Le lion est mort ce soir est presque un documentaire sur son acteur principal. Rivette n'a-t-il pas dit que "tout film est un documentaire sur son propre tournage" ? Certes, mais tout de même, le risque est grand : céder à l'hommage morbide, enterrer Léaud, capter à l'écran le monument qui s'écroule, lentement.
D'autant plus que Léaud ("Leo", le lion du titre...) joue ici le rôle d'un acteur, prénommé Jean. Nous le découvrons en train de tourner un film, pour lequel il doit, notamment, se préparer à jouer la mort - aïe, nos craintes se confirmeraient-elles ? La très belle scène finale achèvera de nous détromper, mais, entre temps, nos soupçons se sont déjà dissipés : rien de funèbre, bien au contraire. Si le film ne parle que de mort, d'absence, de disparition, c'est, toujours sous un soleil éclatant, avec une mélancolie joyeuse, un fatalisme enjoué.
Le tournage interrompu par le caprice d'une actrice (qu'on ne verra jamais), Jean se recueille dans une vieille maison, où il est confronté au fantôme d'un amour de jeunesse (c'est, aussi, un film de fantômes, et un film d'amour). Puis il rencontre une bande d'enfants apprentis cinéastes. Ils s'apprivoisent, et Jean va tourner pour eux. Un troisième film se joue alors, sur un scénario similaire à celui du film de Suwa, dont il devient la mise en abyme : voici l'aphorisme de Rivette parfaitement vérifié. Sur le tournage, Léaud et les enfants discutent, échangent, jouent, rient, se comprennent plus ou moins...
Leur rencontre est extrêmement touchante. Le cœur du film est là, dans le point de contact entre cet acteur éternellement amateur et ces cinéastes d'un été : il est stupéfiant de constater que Jean-Pierre Léaud et les enfants jouent presque de la même manière... Contrairement au film d'Albert Serra, Léaud est ici entouré d'enthousiasme, d'énergie, de légèreté. Le corps vieilli, le regard fatigué, la solitude (qui est aussi la sienne dans le monde du cinéma ?) de Léaud, loin de faire l'objet d'un regard mortifère et complaisant, sont bouleversants.
Imposant sa singularité tout en douceur, le film tient du miracle, et, à mesure qu'il frôle le fantastique, du rêve. Il est une si belle évocation du travail du cinéaste, où il est beaucoup question de jeu, de "plaisir de faire du cinéma", comme un écho rieur à la Nouvelle Vague. Juste un exemple : alors que, sur une plage (celle d'un lac, petit film oblige !), il parle à son fantôme, la caméra surprend le regard de Léaud, comme dans Les Quatre Cents Coups. Puis les enfants viennent le rejoindre : tout recommence.
Rien d'un tombeau à Jean-Pierre Léaud, donc. Certes, la fascination pour Léaud est au coeur de la démarche de Suwa, mais elle aussi à l'origine du plaisir du spectateur. Un plaisir profond (on rit souvent). Son jeu hors normes est intact, extraordinaire (quand il se met à chanter dans le bus...). Et tout cela est filmé avec tellement de grâce, de simplicité, dans le jeu des couleurs, la maîtrise de la lumière du Midi, les subtils mouvements de caméra qui effacent soudain les fantômes, comme un geste de la main...