« Le Livre d’image », de Jean-Luc Godard a, plus ou moins, une forme de hiatus. Voilà plusieurs années maintenant que le parrain de la Nouvelle Vague française semble s’amuser à utiliser la matière cinéma à la manière d’un manuscrit de Voynich, entre quintessence et déliquescence. D’ailleurs, il est intéressant de voir à quel point le Godard d’aujourd’hui semble influencé par le cinéma underground américain des années 1960, dont les auteurs (Jonas Mekas entre autre) revendiquaient volontiers son influence. Car déjà à cette époque, Godard était un cinéaste inquiétant. Mais au-delà de ce qu’impose son œuvre, il ne faut pas oublier qu’il est, pourtant, rien de plus qu’un cinéaste pris dans un piège, son propre piège : celui de l’image, dont il travaille à s’échapper.


« Allez au diable ! Tout est possible. Ou alors nous ne nous préoccupons pas du possible et de l’impossible. Nous avons des choses à dire, et en les disant, nous trouverons de nouvelles façons de les dire, de nouvelles formes, de nouvelles figures poétiques », s’exclamait le cinéaste en 1965 en défendant « Alphaville ». Il serait aisé de parler du cinéma de Godard comme d’un cinéma abstrait. « Le Livre d’image » est un film où l’on se perd, sans hiérarchie, avec un début, un peu de milieu mais pas de fin. Mais tout ici est mouvement, lumière, et couleur. Quoiqu’il arrive, ce qui en découle est concret, lisible. Ce qui heurte, justement, dans le cinéma de Godard, n’est pas sa prétendue abstraction, mais plutôt le fait qu’il s’agit là d’un film basé sur l’idée, sans pour autant se complaire étroitement dans cette dernière.


Ne pas comprendre, mais prendre. C’est ainsi que se tisse « Le Livre d’image ». Godard prend tout : Aldrich, Delacroix, Fellini, Kontchalovski, Derain, Masaccio, Arvo Part… « Le Livre d’image » est une syncope filmique crépusculaire, ou son cinéaste, en soit, ne change guère ses desseins : repousser son propre cinéma vers ses zones frontalières. En un sens, c’est un film, pour y revenir, inquiétant. Pourquoi Godard cherche-t-il à élargir le langage cinématographique pour mieux le détruire ? Il cherche la pure expérience de l’œil, atteignant une forme d’illumination, ou d’obscurcissement, de moins en moins rationnel. Mais Godard n'est pas vain. Lorsqu'il fait résonner une reprise moderne des « Mille et une nuits » avec des images de la propagande de Daesh, entre l'art et la guerre, il déclenche quelque chose de, plus que jamais, concret, mais innommable. Les images sont une guerre, elles aussi. 


La veille de la présentation à Cannes du « Livre d’image », en 2018, sortait un court-métrage surprise signé Godard , intitulé « Vent d’Ouest », en soutien à la Z.A.D de Notre-Dame-des-Landes. À la fin de cette même journée, le producteur du « Livre d’image », Fabrice Aragno, attestait qu’il s’agissait d’un faux court-métrage, d’un pastiche exécuté par un anonyme. Il existe donc des faux Godard, comme il existe des faux de peintre. Le cinéma de Godard est ainsi tellement tissé sur des citations qu’il en devient, à défaut d’être accessible, imitable. « La condition de l’homme, c’est de penser avec ses mains », nous dit Godard au début du film. Et ce film, il le fait avec ses mains. C’est peut-être ça, le plus effroyable, de savoir que le processus créateur continue. Comme le disait Henri Matisse, « il faudrait couper la langue aux artistes », qu'ils parlent plutôt avec leurs mains, qu'ils travaillent dans l'obscurité la plus profonde !


PS : je ne sais pas quelle note lui attribuer. Je ne veux même pas le noter. Alors 5+reco.


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Kiwi-
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le 25 avr. 2019

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