Le Maître d'armes est divisé en deux grandes parties présentant le personnage de Jet Li avant et après une grande illumination philosophique. Dans la première, il est un artiste martial vulgaire et égoïste, préoccupé uniquement par la gloire et la victoire pour lui-même : colérique, il est extrêmement agressif et insouciant de tout sauf de son image. Dans la seconde, il est modeste et discret, intéressé surtout par la sauvegarde de son art, et ne se bat que pour protéger les autres et faire reconnaître la valeur du wushu aux yeux des colonisateurs occidentaux condescendants. Entièrement effacé derrière sa mission transcendantale (celle-là même qui fera rentrer le personnage, bien réel, dans les livres d'histoire chinois), il est presqu'à l'image d'un bouddha combattant ; il est surtout passé du statut de star à celui de héros. Qu'a-t-il donc bien pu se passer pour qu'il change de manière aussi radicale ? Il a modifié sa consommation de riz.


Voilà comment les choses passent : après de longues années passées à vivre dans le luxe et l'opulence, et à manger les plus raffinés des plats chinois de son siècle, Jet Li part en exil, accablé par le poids de la honte et de la culpabilité, avant d'être recueilli, à moitié mort, par une vieille paysanne et sa fille aveugle. Les deux femmes vivent à proximité de la rizière en terrasse dans laquelle elles travaillent et où notre héros finit lui-même par aller trimer. Là, dans cette plantation dont la structure en escaliers est évidemment symbolique, il apprend le goût des choses simples. Il se met à travailler en rythme et non plus comme un stakhanoviste forcené, découvre le plaisir trivial d'une brise légère qui ride la surface de l'eau, et savoure pour la première fois le goût si particulier de la graine qu'on a soi-même plantée. Fini le porc au caramel, le canard laqué et le poulet aux amandes : ici, on se nourrit de bouillon et on se cantone au riz gluant sans accompagnement.


Changer son régime alimentaire, c'est changer son mode de vie. Tout comme on peut utiliser le kung-fu autant pour se battre que pour améliorer ses qualités méditatives (les moines shaolin vous le diront bien, si vous en croisez un), on peut faire le choix de se nourrir par plaisir et par gourmandise, mais aussi pour se rapprocher de la terre et partir à la recherche de ce qu'on est réellement une fois débarrassé de tous nos atours. Les amateurs de régimes alternatifs le savent bien : les cures de riz ont pour but de purger le corps de toutes ses toxines, de remettre les pendules à zéro pour repartir sur une base saine. Manger du riz, et uniquement du riz, pendant un mois, c'est faire de soi un individu nouveau, c'est acquérir le don de se réinventer, bien sûr pour devenir quelqu'un de meilleur. Lors de sa méditation, le bouddhiste cherche à faire le vide en lui, pas vrai ? Le riz est l'aliment qui concrétise au mieux ce vide salutaire.


Après son passage réparateur dans l'univers du riz, Jet Li est prêt à tout affronter, et le voilà qui se dresse pour la fierté nationale de son pays. Erigé en héros patriote de la culture martiale chinoise, il prouve la supériorité du kung-fu sur tous les autres martiaux. Lors de son dernier combat, il affronte d'ailleurs son homologue japonais, qui lui faisait la veille un bref cours sur le rituel du thé lors d'une scène qui prouve bien, au cas où c'était nécessaire, que les combats menés dans Le Maître d'armes se jouent sur 3 plans : martial, philosophique... et culinaire. Le personnage principal peut alors être interprété comme un symbole de rédemption politique face à la mondialisation actuelle. Alors qu'il est au départ baigné dans la culture du riz Uncle Ben's (policé, artificiellement parfumé, hypocrite, en un mot : américain), son éveil spirituel le pousse à se tourner vers un riz anonyme, mal dégrossi, peu cher mais infiniment plus riche. Ce riz n'a pas de nom ou de marque, précisément parce qu'il est communiste. Si Le Maître d'armes est bel et bien un grand film, il ne faudra donc pas oublier que c'est avant tout un grand film de propagande.

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le 25 avr. 2016

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