Il y a des films que l'on sait que l'on va aimer dès la première image.
« Le mariage de Maria Braun » débute en trombe : certes, il y a bien un mariage, mais celui-ci est fortement perturbé par de nombreuses explosions. C'est 1943. Les mariés courent après le prêtre pour lui faire signer le contrat de mariage ; ils sont tous trois à plat ventre au milieu des décombres, des feuilles volent. C'est sur cette image hilarante que Fassbinder a le bon goût de s'arrêter pour faire apparaître le générique.
La première image après cela n'est évidemment pas celle d'un couple heureux, mais celle d'une maison en ruines. Une assez vieille femme verse du thé sur un vieux gâteau avant de le manger. De loin, cette action paraît pathétique, mais est intercalé là le premier d'une longue série de plans subjectifs : on voit en gros plan ce bout de gâteau. Le gros plan permet de rendre appétissant ce maigre plaisir. On comprend donc, dans un même temps, qu'on crève la faim par ces temps de guerre, et qu'il reste de la gourmandise. Pas de misérabilisme puant comme cela arrive dans les films de guerre.
La femme entend un bruit : c'est Maria qui rentre. Au passage, elle lui précise qu'elle était « morte de peur », ce à quoi on a du mal à croire après l'avoir vue déguster son gâteau... Maria déplore que personne ne veuille des robes de mariage aujourd'hui, et tout est dit : ce lien puissant entre le mariage et l'argent, qui va être creusé pendant tout le film. Car Maria Braun fait une incroyable ascension sociale, mêlant sa vie sentimentale (ses affairs, dit-on en anglais) à ses affaires. Ce qui est d'ailleurs passionnant, c'est ce flottement qu'il y a autour du motif de ce besoin de réussite sociale : on pense que c'est pour ne pas vivre médiocrement, on se demande si ce n'est pas parce qu'elle a simplement envie de coucher avec des hommes, on n'est définitivement pas convaincus par le fait que ce soit pour aider sa mère, et on n'arrive pas vraiment non plus à croire qu'elle fasse ça pour son mari, comme elle finit par le lui affirmer.
Maria a peut-être simplement envie d' « être quelqu'un ». Elle ne cesse de surjouer, enchaînant les poses. Ce n'est pas l'actrice qui joue mal, au contraire : elle joue brillamment la théâtralité de Maria Braun. Cette théâtralité lui sied à merveille quand elle est en compagnie des hommes, mais on sent bien la fausseté lorsque ce sont les femmes qui l'observent. Il y a notamment une scène très drôle et intelligemment tournée où la secrétaire de Maria lui annonce un coup de téléphone. Maria se lève et s'assied sur le bureau pour répondre au téléphone. Elle se lance alors dans une série de poses, se penchant en arrière, un coude sur la table et les jambes en l'air puis se rasseyant... Pendant ce temps-là, la secrétaire l'observe avec avidité. La grille qui se trouve devant ses yeux est là pour nous (et lui) rappeler la distance, pour nous montrer à quel point Maria est un objet de curiosité pour les autres femmes.
Autre détail d'importance : ce n'est pas parce que le film se passe pendant la guerre et que Maria réussit par son charisme qu'elle est opportuniste. Ce cliché de la femme qui réussit par ses coucheries dans les périodes de crise est complètement déjoué. Maria aurait réussi n'importe quand. Et c'est elle qui crée les opportunités. Il n'y a aucune ambiguïté : tout le monde admire sa réussite. Maria ne se prostitue jamais, c'est là sa force. Elle trouve du PLAISIR dans tout ce qu'elle fait et cela justifie n'importe lequel de ses actes. (Oui, ce film est formidable.) Elle couche avec un américain, obtient de lui de nombreux cadeaux, mais elle l'aime beaucoup, comme elle le dit elle-même. Elle est d'ailleurs prête à garder son enfant, et aucun PROBLEME n'est créé par le fait qu'elle soit enceinte. Dans les films, une grossesse est souvent l'occasion de grands tourments. Mais heureusement, en fait, dans la vie, on est souvent heureux d'avoir des enfants.
Maria est une femme de plaisir, comme le montre une très grande scène triangulaire (attention léger spoil) : le mari de Maria, qu'elle croyait mort, passe la tête par la porte entrouverte et observe pendant un certain temps une scène de préliminaires corsée entre sa femme et un américain. Elle finit par le voir, et ce regard qu'elle lui offre est exceptionnel : il n'y est contenue aucune crainte, ce que voit Maria c'est la possibilité du passage d'un plaisir à un autre (de l'américain à son mari).
La vivacité de ce personnage fait que l'on a plaisir soi-même à le contempler pendant deux heures. Hanna Schygulla, avec son visage pâle et régulier, ses traits fins, son regard clair et ses cheveux blonds, pourrait facilement être perçue comme une femme froide. Seulement, au lieu de ça, elle embrase l'atmosphère (vous rigolerez de ce segment de phrase après avoir vu le film). C'est un personnage tellement fort qu'il ne cesse d'étonner. On est toujours dans la position de celui qui cherche à saisir Maria Braun, et toujours en vain. Par exemple quand, après avoir été « insultée », elle décide de se lever et de s'outrer de l'insulte : on la regarde aussi ébahie que cette pauvre femme qui l'accompagne alors. Cela crée un désir virtuel pour le personnage, un désir presque inconscient.
Qui dit désir dit nourriture. Je vais finir cette critique en beauté avec ce sujet noble, mais notez qu'il y aurait une multitude de choses à ajouter. Fassbinder a le génie de donner du sens à la nourriture. Les personnages sont caractérisés par leur façon de manger. La mère de Maria est placée sous le signe de la gourmandise et elle n'en sort pas (toujours en train de consommer). La nourriture peut également être le signe d'une anti-féminité : l'amie de Maria est vue manger, et il est dit qu'elle est devenue obèse ; de même, la vieille secrétaire mange comme par dépit (elle n'atteindra jamais la féminité de Maria). Lorsque Maria devient « diabolique », Fassbinder se sert de la nourriture comme d'une hyperbole : Maria est si froide qu'elle parvient même à manger de façon sèche et méchante.
En somme : des détails (des trous) qui vagabondent pour laisser place à l'interprétation, un bon scénario, un grand jeu d'acteurs et une fascinante intelligence des mouvements de caméra. Je vous laisse admirer ça.

Philistine

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