Plutôt Sade que Poe
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le 30 mai 2023
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Alors que la prédiction d’une voyante annonce sa chute, un Prince cruel et adorateur de Satan décide d’inviter des amis dans son château pour se protéger.
La mort n’est pas seulement un élément naturel de la vie, elle peut devenir une passion glauque qui fascine plus d’une personne. Ce qu’on appelle être un thanatophile. Soit une obsession pour la mort qui prend le pas sur le goût de la vie mais aussi sur l’empathie envers autrui. Balade dans les cimetières, lecture des faits macabres, étude douteuse des tueurs, pratique insolite et non-humaine, acte malveillant. L’adepte de cette passion dévorante et étrange exprime souvent une immense joie en présence de la mort et de la douleur. A bien des égards le Prince Prospero, seigneur d’un immense château, est un authentique thanatophile fou.
Il y a bien des histoires où la déraison l’emporte. L’empathie étant une philosophie incertaine trop souvent délaissée au profit d’un égoïsme cruel bien plus rassurant chez une part importante des populations. Il n’est pas étonnant donc de voir prospérer des menteurs, des zélateurs, des moralistes malintentionnés, et pire encore des êtres protégés par les privilèges du pouvoir.
Prospero aime sortir des méandres capricieux de sa vie par angoisse de l’ennui. A l’extérieur du château s’ouvre à lui la possibilité de réaliser tous ses désirs les plus sadiques. Véritable figure de l’omnipotence du diable sur Terre, les villageois constituent en effet ses jouets favoris. En un regard tout son potentiel créatif se déploie et ouvre le sillon du vacillement vers le côté le plus sombre de sa personnalité. Comme lorsqu’il demande à une femme de choisir entre son père et son petit-ami, lui promettant de laisser la vie sauve à la personne de son choix. Cruel dilemme que le Prince savourera lentement pendant presque toute la durée du film, se délectant à l’avance de la réponse de la jeune femme et de l’impact indélébile de cette tragédie sur son existence.
La puissance du cinéma nous a amené à faire des méchants de véritables idoles. C’est un fait, les antagonistes d’une histoire sont souvent appréciés : Dark Vador, le Joker, Hannibal, Jafar, Thanos sont autant de méchants que nous adorons parfois même davantage que les héros. Mais s’ils fascinent à ce point, c’est bien souvent parce que ces personnages ne trouvent pas uniquement toute leur légitimité dans des penchants diaboliques ou simplement cruels.
En effet, le méchant qu’on adore détient souvent une motivation compréhensive ou une caractéristique atténuante. Comme on dit : « enfant on aime le héros, adulte on comprend le méchant ». La grille de lecture du Joker peut maintenant se faire avec émotion car c’est avant tout la vie d’un homme pas foncièrement mauvais qui le devient à cause d’une société malveillante et égoïste. Le célèbre Dark Vador demeure une âme en peine qui fut à la fois corrompue et abandonnée, même s’il gardera à jamais son étiquette du « plus grand SS de la galaxie », les aléas tranchants de sa vie provoquent sa bascule vers le côté obscur de la force. Et que dire de Thanos qui agit pour l’équilibre de l’univers.
Puis, il y a des méchants qui provoquent en nous un sentiment de colère tant ils n’existent que par et pour le mal. Le faux prêtre dans le film « la nuit du chasseur » en est un bon exemple, et le personnage incarné par Vincent Price dans le présent métrage est tout aussi détestable. On le déteste ce Prince parce qu’il use de son pouvoir sur les plus faibles, il humilie par plaisir, et il sème des cadavres partout sur le royaume. A chaque mort inutile, à chacun de ses rires horripilants, on attend et on espère une sentence divine qui viendra amener la paix par la mort du tyran. Je le mets sans honte à la table des meilleurs méchants du cinéma tant il m’a inspiré du dégoût derrière son sourire de malice qui va pourtant si bien à l’acteur Vincent Price.
La réalisation s’illustre d’abord par une mise en scène onirique exprimant à la fois une atmosphère inquiétante et étrange. Caché dans les bois, une entité apporte le présage d’une pandémie rouge. Vêtue par la couleur de sa prédiction, sereine et adossée à un arbre, elle parait comme anachronique avec le reste du décor. Rêve ou réalité ? Ange ou démon ? On ne sait trop comment elle est là ni quel but est le sien, mais elle apporte un contraste mystique à l’ensemble du paysage moyenâgeux. Cette impression de cauchemar éveillé est entretenue par une ambiance macabre omniprésente et un travail d’esthétisme fabuleux : que ce soit dans les bois où la brume a élu domicile, le village qui s’engouffre dans la noirceur de la nuit, et l’intérieur du château coloré mais malsain à sa manière que nous découvrons plus tard.
Par cette présence inquiétante, le Prince lui-même connaît enfin la peur de la mort, lui qui a été longtemps le juge et le bourreau des autres. A cet instant, la personnalité du Prince se dévoile entièrement à nous. Car lorsque le fossoyeur attend dehors pour faucher toutes les vies qu’il croise par sa peste rouge, le Prince demeure fidèle à lui-même et invite les plus riches à se cacher dans son château. Ni voyez aucune bonté d’âme, en le privant de ses jouets de l’extérieur il en amasse alors d’autres à l’intérieur.
S’en suit une mise en scène nouvelle dans les coulisses du château où l’on peut à travers cette demeure sonder encore davantage l’esprit de ce personnage si démoniaque. Les maisons sont souvent représentatives de la personnalité de leurs propriétaires, il en est de même ici. Les premières pièces que le Prince nous montre sont une série de chambres dotées d’une couleur dominante différente. Et ce n’est pas un hasard si cette chapelle du mal termine par une salle de couleur noire. Seul lieu où le Prince doit plier le genou face à un autre : le prince des ténèbres, Satan en personne. Une manière de nous prouver que Prospero est derrière sa folie un ennemi de Dieu et de l’humain.
Le reste de la décoration prend plus de sens lorsque les invités s’amassent dans la grande salle. Tous sont vêtus avec des couleurs luxuriantes comme s’ils étaient réellement des invités alors qu’ils ne sont en réalité que les bouffons du Prince. Contraint de céder à ses désirs, ces nobles décadents répondent au doigt et à l’œil du maître. Jouant les chiens si tel est son bon plaisir, reproduisant les sons des animaux de la ferme s’il le veut, se roulant par terre pour le distraire. Le réalisme est pourchassé à travers des attitudes excessives, cartoonesques, et bien sûr les décors outrageusement factices. C’est bien là tout le contraire de la logique hollywoodienne qui dissimule habituellement ses effets et son manichéisme pour qu’ils ne crèvent pas autant l’écran.
S’il est difficile d’être effrayé par cette mise en scène rocambolesque, l’ambiance kitsch va paradoxalement de pair avec le récit. On n’attend pas de purs moments d’horreur, uniquement des allégories de la mort dans une ambiance pour le moins décalée. Les danses endiablées et les couleurs explosent à l’écran, et même le châtiment du Prince est teinté d’étrangeté. Plutôt que de céder aux automatismes du vieux château avec ses pièces poussiéreuses, l’intrigue repose sur une seule grande salle : la salle du bal. A l’image de son propriétaire, elle est richement décorée et est le lieu où le Prince imagine ses prochaines manigances. Que ce soit avec l’assemblée de nobles ou les villageois, il joue pour lui-même, et tous sont des proies potentielles. De cette manière, le film renforce le sentiment d’être à l’isolement dans un cadre malsain.
L’ambiance épouvante gothique en costumes, un château cinégénique, un méchant écrasant incarné par Vincent Price. Tout cela demeure, mais le film souhaite rester une œuvre absconse. L’atmosphère alimentée par le fantastique donne un véritable coup de fouet à la filmographie de Roger Corman, l’œuvre est peut-être même davantage Lovecraftienne qu’un film très ressemblant « la malédiction d’Arkham ». J’aime voir « Le masque de la mort rouge » comme la production parodique de la vague d’épouvante « diabolique » des années 70.
Death has no master.
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le 20 juin 2021
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