Ce film est un drame constellé de trivialité. Par trivialité, il faut entendre d'abord banalité, au cours de conversations banales et de situations banales (en apparence) et par trivialité je veux dire incongruité, voire humour, parce que le film est constitué d'une myriade de petits détails surprenants, d'effets de style ou de moments absurdes, Prokoch sortant son livre de citation minuscule pour commenter une scène, Paul faisant des allers-et-venus incessants dans son propre appartement....Godard expérimente partout, commençant son film par un générique parlé, se filmant lui-même filmant, alternant ses séquences de micro-coupes avec des plans d'autres séquences, filmant des séquences de dialogues confinant à l'absurde becketien, à grand renfort de "bonjour", de "ça va", de discours convenus et de réflexions vides. Ce sont en réalité les dialogues du réel. Car le trivial c'est le vrai, à l'image de la comédie dell'arte italienne, et de tout le théâtre méditerranéen, c'est le cadre du film.
Il s'agit aussi d'un drame, et même d'une tragédie, celle d'un couple qui se délite et qui, pire que la détestation, se méprise, jusqu'à l'indifférence. Cela arrive dans la trivialité, proche de l'absurde, au détour d'une scène anodine. Camille monte dans la voiture de Prokoch. Cela agace son mari. Car Godard veut filmer le réel, absolument, et le laisser parler. C'est pour cela qu'il fait d'Homère, figure qui plane sur tout le film, le premier des poètes et donc le premier à raconter le réel, et comme les grecs, Godard est tragique. Son cinéma se veut héritier de la Grèce. D'ailleurs il plante son film dans les décors de la Méditerranée et de la Cinecitta faisant un film dans un film, réalisé par Fritz Lang, dont il utilise l'aura pour appuyer ses dires. C'est le cadre et le fond du long métrage.
Ce film est quelque part un malentendu, comme la relation entre Paul et Camille. Mais le malentendu qui se traduit par des dialogues en quatre langues où les personnages se traduisent ou ne se traduisent pas, se comprennent ou ne se comprennent pas, sans sous-titre pour le spectateur, spectateur que Godard interpelle en anglais : "le public ne nous comprend pas", brisant allègrement le quatrième mur, ce malentendu est toujours réconcilié dans le tragique et en particulier dans la musique qui sert de liant.
Le tragique ici a plusieurs ressort : la musique, d'une constante fatalité mélancolique, une partition mémorable, itérative et poisseuse comme un spleen, Homère, Ulysse et Pénélope, la Méditerrannée, Capri éternelle et figée dans sa roche cristalline, et puis ces huis-clos intimistes et déroutants, ceux des tragédies théatrâles où enfermés les personnages s'enfoncent jusqu'à la détestation.
Tout élément tragique là encore est poétique, comme Homère. Godard sait ses classiques. La musique est d'une beauté sombre et mélancolique, Brigitte Bardot est d'une beauté immarcessible, une femme intouchable, froide, pareille à ces statues de marbre servant de décor au film qui se tourne dans le film, et Capri et sa villa Malaparte, lieu hallucinant de beauté, face à une mer étale d'un bleu parfait, nous invitent à la méditation et au voyage.
Evidemment s'interroger sur la tragi-comédie c'est s'interroger sur les ressorts même du cinéma, et c'est pour cela que Godard en fait la mise en abime. Mais loin d'être pontifiant sur le septième art, sujet en filigrane du long métrage, Godard s'attarde sur l'essentiel : sur ce couple qui se saborde. Le duo Bardot/Piccoli est légendaire. La scène d'introduction où BB, dos nue, énumère les parties de son corps est délicieuse d'érotisme, mais d'un érotisme iconique, de statue. D'ailleurs Godard applique des filtres de couleur sur les différentes parties de la scène, comme pour la styliser encore plus et en faire une sorte d'oeuvre d'art contemplative, la femme ici n'étant plus que lascive muse de marbre. La scène de l'appartement où Bardot prend ses distances, dans l'incompréhension et du mari et du spectateur, lui reprochant tout et son contraire, dérange par sa fatalité. Dans cet appartement, plus jamais le couple ne semble pouvoir se retrouver, rarement ils sont filmés ensemble, comme si leur réunion à l'écran était impossible. Le film compare le couple à Ulysse et Pénélope. Qui attend l'autre, qui veut retrouver l'autre, sur Itaque (ou sur Capri) ? peut-être personne.
C'est pas toi qui m'y force, c'est la vie.
Il n'y a rien à expliquer. Je ne t'aime plus.
Je me tais, parce que je n'ai rien à dire.
La musique, itérative, participe de ce motif du mépris. Bardot se répète, ne l'aime plus, et la musique le clame encore et encore, avec constance. C'est un leitmotiv fatal qui parfois, volontairement, dévore les dialogues, prend le dessus, car ce n'est alors plus l'essentiel, les dialogues, puisque par la musique, c'est le coeur qui bat.
La rupture se fera, même dans l'absurde et l'irrationalité. C'est la crise toute entière du personnage, de l'actrice, de l'icône en réalité ici. Godard filme Bardot comme ce qu'elle est peut-être le plus : une femme inaccessible, indépendante, d'une liberté absolue et qui se voyant contrainte, la reprend.
Toute sa vie, à elle, sera cela. On ne peut pas dire que Godard a crée Bardot, mais un petit peu quand même.
Le film est donc un jalon de la Nouvelle Vague, parce qu'il frise un style tout particulier où les conventions cinématographiques volent en éclat, comme celles du couple et des convenances sociales. Et pour autant, le moteur de cette audace, c'est le retour aux fondamentaux du septième art, à commencer par Homère, le jalon de tout l'occident, et par la Méditerranée, le berceau de tous ces mythes. A Capri, Godard en a crée un nouveau. Mais à Capri c'est aussi là que meurt son couple mythique. Capri, c'est fini. Tout se brise dans cette minérale villa de Malaparte, dans ce palais d'Itaque, face à la mer. Voir Capri et mourir.