Nous sommes en 1942, dans le nouveau territoire indépendant de la République Slovaque, ce que l’introduction nous explique rapidement, ajoutant que l’indépendance acquise, l’État s’est empressé d’adopter les principes de l’Allemagne nazie…
Dans la population, qui mesure la gravité de la situation ? Certainement pas le menuisier Tono Brtko (Josef Kroner) qu’on observe se comporter de manière franchement nonchalante, profitant des moments où il vaque à ses affaires pour échapper à l’emprise de sa femme Evelyna (Hana Slivkova) qu’il qualifie de mégère. Evelyna ne voit que la dureté des temps, car elle demande des comptes à Tono lorsqu’il rentre, mêlant la curiosité au besoin financier. Ne gagnant pas grand-chose (il arrive à Tono d’accepter des payements en nature, malgré les dettes à l’épicerie), le couple vivote. Evelyna le reproche à son mari, considérant que s’il allait trouver son beau-frère, leur vie pourrait changer du tout au tout. Le beau-frère en question, c‘est le mari de la sœur d’Evelyna, qui s’est visiblement rangé aux idées de la propagande allemande.
Mais si Tono refuse d’aller trouver son beau-frère (le salut nazi, très peu pour lui), c’est son beau-frère qui vient à lui, inopinément. A l’issue d’un repas bien arrosé, le beau-frère a mis Tono dans sa poche.
Quelques jours plus tard, ce dernier reçoit un courrier certifiant qu’il peut prendre possession de la mercerie de madame Lautmann (Ida Kaminska).
Les idées en provenance d’Allemagne font leur effet, en un seul mot justificatif qui est d’une telle violence qu’on répugne à l’écrire :
aryanisation (eh oui, madame Lautman est juive…)
Le film prend alors un tournant vraiment étonnant, car madame Lautmann est déjà âgée et surtout très sourde. De plus, Tono a recouvré ses esprits.
Incapable d’assumer la situation, pour protéger madame Lautmann qui croit qu’il devient son commis, il rentre dans son jeu.
Ainsi les quiproquos s’enchainent, donnant au film une allure de comédie, aussi étrange qu’inattendue. A vrai dire, c’est surtout le malaise de Tono qui retient notre attention de spectateurs. Ceci dit, cela permet au film de donner une idée de l’ambiance générale dans ce pays et à cette époque, avant le début des hostilités. On y observe un vrai charme rétro qui fait une sorte d’inventaire de tout ce qui va disparaître inexorablement, laminé par le cataclysme de la folie collective à venir.
Dans cette ville moyenne, la rumeur annonçant la prochaine déportation des Juifs se concrétise finalement. Au supplice, Tono ne sait plus comment protéger madame Lautmann qui ne réalise rien de ce qui se prépare. Même lorsque, depuis sa boutique, elle voit les hommes de la milice rassembler les Juifs du coin sur la grand-place. Au passage, on se demande comment ils peuvent l’oublier, puisqu’ils ont préparé leur affaire minutieusement au point de faire l’appel.
Datant de 1965 et tourné en noir et blanc au format 4/3, ce film a l’immense mérite de démonter les mécanismes qui ont conduit à la Shoah. Dans des temps difficiles, entre ceux qui n’ont rien vu venir, ceux qui ne savaient pas comment lutter et les profiteurs qui ont tenté d’évaluer le sens du vent à leur profit, le langage utilisé fait sentir pourquoi le génocide a pu se mettre en place. Ainsi, le milicien s’adressant aux Juifs rassemblés sur la grand-place leur annonce juste qu’ils vont dans un camp de travail pour la durée de la guerre et qu’ils y trouveront des conditions meilleures que celles qu’ils connaissent. Quant aux Juifs, une réaction de madame Lautmann montre qu’ils ont l’habitude des persécutions, alors…
La dernière partie fait froid dans le dos, car nous savons que les camps vers lesquels on dirigeait les Juifs méritaient largement la dénomination de camps de la mort. La réalisation démontre qu’il est inutile de montrer ne serait-ce qu’un aperçu de l’insoutenable, puisque nous en connaissons la nature. La suggestion s’avère ici d’une terrible efficacité. De plus, le film nous montre la valse-hésitation de Tono et jusqu’où elle le conduira.
A la réalisation, le duo constitué de Ján Kadar et Elmár Klos s’y entend pour souffler intelligemment le chaud et le froid, sans effets grandiloquents. L’insouciance initiale de Tono se heurte rapidement à l’influence de sa femme qui se veut réaliste. Tono manipulé par son beau-frère symbolise la façon dont toute une société se trouve gangrenée progressivement. Une fois de plus, on assiste à ce que les comportements humains peuvent produire de plus effroyable quand un rapport de force s’établit au profit d’une idéologie malsaine. Le choix des mots en est un puissant révélateur.