Il n’est pas rare de croiser en périphérie d’une ville l’une de ces structures gargantuesques qui renferme magasins par dizaines et vagabonds par milliers. Pendant une année durant, Patric Jean a emmené sa caméra dans un temple de la consommation où s’amassent pêlemêle, pèlerins en quêtes de divertissement et aumôniers dont la sacro-sainte mission est d’assouvir tous les besoins et désirs du client. Au milieu de vitrines écarlates et enseignes lumineuses multicolores, au Polygone Béziers le bonheur se trouve toujours à deux pas.
Dans ce documentaire d’une remarquable justesse, la parole est laissée à celles et ceux qui fréquentent ce lieu et de fait, le font vivre. En effet, la sempiternelle voix-off pourtant de tradition dans le genre documentaire nous est ici épargnée. Les discours parfois glaçants toujours angoissants des personnes rencontrées, assènent sans difficulté aucune, le message véhiculé par ce film dont je dois avouer être particulièrement sensible.
Dans ce microcosme qui se veut reflet d’un modèle sociétal, les gestes se ressemblent et s’assemblent pour former une fresque horrifique où le regard se perd entre les fontaines à jets colorés et les bosquets artificiels surplombés par des arbres importés de l’autre bout du monde, pour le rêve de voyage, dira-t-on. Au Polygone, il n’y a pas de bonheur trop parfait, mais il y a selon le patron d’un restaurant de bagels, la nécessité d’être heureux. Pourtant, les visages qui défilent les uns après les autres ne semblent pas avoir eu vent de cette nécessité. Sans mot dire et dans une effrayante poésie, Patric Jean s’attarde sur ces visages qui semblent perdus mais dont émanent parfois des éclats de vérité qui transforme temporairement l’effroi en espoir, tout n’est pas perdu. Sous l’épaisse couche de slogans publicitaires, d’offres promotionnelles et d’appels à la consommation, il y a des hommes et des femmes qui rêvent d’un ailleurs et par un coup d’œil à travers une fenêtre qui donne sur l’extérieur, voyagent en regardant.
Le répit n’est que de courte durée car à l’instar du promeneur solitaire qui se perdrait dans le dédale du centre commercial et ne saurait où regarder, nous sommes très vite rappelés à l’ordre. Si la beauté nous parvient par touches de sincérité, elle est rapidement broyée par la machine à consommer. On assiste alors à la fabrication du monstre qui engloutit l’individu et ses particularités. A l’intérieur de ce monstre règnent en maîtres confort et sécurité. Si le client se sent bien, il consomme. S’il consomme, de la richesse est produite.
Avec justesse et poésie, ce film documentaire de Patric Jean co-produit par Arte France et Rouge Productions dresse un terrifiant portrait d’un lieu qui représente à lui seul un modèle économique inhumain fait de standards, de chiffres et de rentabilité. La vie humaine pourtant si riche et si féconde en émotions s’efface, à l’image de ces temples qui à la toute fin du film s’effondrent et laissent derrière eux décombres et poussières. La messe est dite.